La Comtesse d'Albany
Lettres inédites de Madame
de Souza (et d'autres...)
(Le Portefeuille de la comtesse d'Albany : 1806-1824,
par Léon-G. Pélissier)
avec l'autorisation de
Les annotations
(en italique) sont de Léon-G. Pélissier ; Les
passages [entre crochets] sont dans Saint-René Taillandier
; "Néné" est le surnom que Mme de
Souza a donné à Charles de Flahaut, son fils
; les sujets concernant Charles de Flahaut sont reproduits
en rouge ; l'orthographe ancienne est respectée.
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lettre de Madame de Souza à la comtesse d'Albany
le 10 avril 1811
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Comme il y a longtems que je ne
vous ai écrit, ma très chère amie ! mais vous n'avez
pas d'idée comme ces épreuves m'ont fatiguée. Du
reste je vous dirai à vous que mon ouvrage réussit assés
bien. Dans huit jours on n'en parlera plus, mais
il m'a beaucoup amusé à faire ; et puis comme il n'y a
pas un sentiment qui ne soit bon, après moi ce sera toujours
une petite fleur au bonnet de Charles.
Vous devés l'avoir reçu
; mandés-moi si M Fabre a pleuré en la lisant. Toutes
nos dames ici ont eu les yeux rouges ; il y en a même eu qui a
été jusqu'aux attaques de nerfs et l'on a été
cherché le médecin au milieu de la nuit.
J'ai dit : "C'est bien, c'est
très-bien. Il aurait mieux valu qu'elle mourût. Mais enfin,
c'est bien". Voilà ma très chère un vrai coeur
d'auteur.
Vos paquets sont-ils faits ? Commencés-vous
à vous acheminer vers Paris. C'est le premier de juin que je
vous attends.
Songez-y, mon excellente amie,
ce jour-là ma maison sera illuminée et mon coeur nagera
dans la joie.
Quel bonheur de vous attendre chaque
matin ! de profiter des beaux jours pour me promener avec vous ; je
n'aurai plus cette éternelle table verte ; je suis mieux depuis
que je perds tout mon tems, mais je m'ennuie un peu. Cependant j'ai
déjà un petit plan de roman dans le coin gauche de ma
tête, mais ce ne sera qu'une nouvelle afin de compléter
douze petits volumes. Après quoi je me reposerai.
Je veux vous raconter une promenade
de votre Adèle qui figureroit très bien dans un voyage
sentimental. Le cardinal Albani (Joseph Albani, né à
Rome en 1750, cardinal en 1801, mort le 3 décembre 1834. La villa
Albani fut saccagée après l'occupation de Rome par les
Français pendant la Révolution, les collections et la
bibliothèque mises au pillage : la bibliothèque de l'Ecole
de Médecine de Montpellier possède plusieurs manuscrits
précieux volés à la villa Albani.) est
venu me voir et nous avons parlé tableaux. A la seconde phrase
j'ai avancé modestement mes découvertes sur les quais.
Il m'a proposé de m'accompagner, et nous avons été
chez un tapissier. A travers plusieurs magnifiques croûtes, le
Cardinal a vu une vierge et m'a dit tout ému : "Achetés
cela." J'ai demandé le prix : "Trois louis." Le
cardinal a été à l'autre bout de la chambre et
s'est mis à pleurer. Je me suis empressée de lui demander
ce qu'il avait : "C'est à moi ce tableau, m'a-t-il dit,
c'est de la villa Albani, c'est de Sassoferrato." - "Hé,
mon Dieu, Monseigneur, ai-je dit, gardez-le." - "Non, j'ai
tant perdu que cela de plus n'y fera rien." Alors, ma très-chère,
j'ai acheté ce tableau que le marchand nous a dit lui avoir été
cédé pour un flambeau de bouillotte par un militaire venant
d'Italie.
J'attends M Fabre pour me dire
ce qu'il en pense, mais vous jugés que cela ne me dégoûte
pas de mes promenades sur les quais. Voilà de ces hazards que
M Fabre devarit bien trouver dans votre bienheureux pays.
Ce pauvre Cardinal m'a dit que
cela ne lui aurait rien fait si on l'avait vendu sa valeur, mais les
trois louis l'ont désolé.
A présent, ma très-chère,
je vais recommencer à vous écrire bien exactement. Vous
me tenés rigueur et vous, mon excellente amie, vous n'aviés
pas d'épreuves. C'est bien mal.
Je vous embrasse, je vous aime de
toute mon âme. Et toute la casa se met à vos pieds.
Quand nous retrouverons-nous à nos petits dîners ? ce sera
mon jour le plus heureux, ma bonne, bonne amie. Mille complimens à M Fabre
[Le portefeuille de Mme d'Albany]
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