Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
12 mars 1818

Je ne vous en écrirai pas bien long aujourd'hui mes chers enfants, d'abord parce que j'ai pris ce calomel dont Charles a tant d'horreur ; mais qui , je suis comme lui obligée de l'avouer, me fait toujours du bien, je ne recommencerai le Dr Scott qu'au printemps. Je ne sais pas s'il arrivera jamais car depuis quelques jours nous avons des tempêtes à craindre que la maison ne tombe ; j'ai bien peur qu'il n' y ait beaucoup de vos arbres qui ne soient cassés. Vos rivières doivent avoir l'air de petites mers en furie, enfin c'est une désolation. Après cela vous avez bien manqué être en grand deuil mes chers amis, car j'ai fait une chute à ce que ce soit un miracle que je ne me sois pas tuée ; je suis rombée de toute ma hauteur par dessus une chaise à la renverse par terre. Je rentrais de voir où en étaient mes rosiers ; apparemment que j'avais sous mes souliers un peu de gravier roulant , mon pied a glissé et me voilà en bas sans pouvoir me retenir. L'esprit fait bien du chemin en un clin d'oeil, car pendant que je tombais, je ne doutais point d'avoir les reins cassés ; et j'ai demandé pardon à Dieu au lieu de lui crier miséricorde ; toute ma pensée s'est portée vers vous mes bons amis, mes chers enfants, mais la providence m'a sauvée et j'en ai été quitte pour me sentir brisée de tout le corps, sans rien de cassé. Un grand malheur évité est, dit-on, un bonheur, remercions donc le ciel et je n'ai pas besoin que vous me l'écriviez pour être bien certaine que vous lui rendez grâce aussi.
Ce pauvre lord Kinnaird est dans la plus déplorable situation, tout le monde lui en veut ; le Roi des Pays-Bas lui a fait défendre de revenir dans ses états (ceci entre nous trois car il s'en cache beaucoup) L'homme qu'il a amené et qui avait été condamné à mort en 1815 (comme chef des Fédérés) par contumace au temps de trouver un sauf-conduit et de jouir de la liberté , en arrivant a été mis aussitôt à la Conciergerie ; on a de plus exigé la parole d'honneur de lord Kinnaird de ne point quitter Paris que cette affaire ne soit terminée , il n'a pas voulu la donner, mais il paraît que l'ambassadeur lui a demandé de rester. Le duc de Wellington est très mécontent de lord K. parce qu'au lieu d'amener tout droit son homme chez toi, lord K. l'a laissé seul quatre heures à la barrière et est venu à Paris voir, parler, se montrer, aller chez le duc etc... Pendant ce temps, il est venu des donneurs de bons conseils qui ont endoctriné l'homme aussi . En arrivant à Paris, lorsque lord K. l'a été recherché n'a-t-il plus voulu rien dire et garda t-il le silence.

Les Royalistes disent : c'est un intriguant, il veut toujours se mêler, il était lié avec tous les proscrits, de quoi se mêle-t-il ? Les libéraux disent : Le joli rôle qu'il prend là ce sera toujours un dénonciateur. Enfin, c'est un cri universel et il y a malheur et mal joué dans son affaire ; le fait est qu'il devrait peut-être rentrer à Bruxelles ou amener son homme tout droit chez le duc de Wellington qui l'avait interrogé ; ce serait mis au fait lui-même de toute cette intrigue et l'homme une fois sous son toit aurait été en sûreté , au lieu qu'à la Conciergerie les Anglais craignent qu'il a parlé mais que le ministère ne veut pas avouer ce qu'il a dit et encore grande humeur du ministère contre lord Kinnaird. Enfin il me semble qu'il s'est fourré dans un guêpier. Cependant il n'est pas douteux que son intuition était bonne du moins relativement au duc de Wellington. On est fort inquiet ici des Mémoires du duc de Rovigo, tachez de voir les noms propres qui s'y trouvent ; il y en a ici des contrefaçons où il est dit qu'il donnait des pensions à Hartwell, au duc de Grammont , et à M. de Blacas, je jurerais bien que le premier, c'est une indigne calomnie. Le Roi, pour faire passer la loi sur le recrutement a fait dire à tous ses grands officiers de ne pas sortir des Tuileries et qu'il leur ferait donner des ordres ; ils sont donc restés au château pendant qu'on allait au scrutin à la Chambre des pairs et toutes leurs voix qui étaient contre s'étant trouvées de moins, la loi a passé. Voilà mes deux enfants toutes nos nouvelles..
Ma fille, ma chère fille, ménagez-vous bien, prenez de l'air, mais pas d'exercice, le moins de mouvement possible, ne montez pas à cheval, n'allez point dans un tilbury élevé où il faille lever la jambe et donner un effort de vos reins pour vous y hucher. Enfin, mettez-vous dans du coton, je voudrais que vous eussiez une voiture ouverte bien basse, bien donc, dans laquelle vous prissiez de l'air toute la journée ; que vous n'eussiez aucune émotion bonne ou pénible ; enfin que jusqu'à l'existence de mon petit-enfant vous n'existiez vous-même qu'à demi.
Mon cher Charles, aie bien soin d'elle, ne la rudoie pas autant que tu ferais, moi quand je mangeais des champignons, mais empêche aucune émotion, aucun mouvement trop vif et dis-moi si son aiguille est toujours dans son pied.
M. de Girardin Alexandre est toujours triste et malade de son rhumatisme dans la tête. Voici une lettre de lui que j'ai ouverte parce qu'il y avait une enveloppe qui t'aurait ruiné mais quoique tu m'en aies donné la permission, je ne l'ai pas lue. Voici aussi une lettre de sa femme que j'ai oublié de mettre dans mon dernier paquet.
Adieu, mes chers enfants, je vous aime, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme.
Ce calomel me fait mal au coeur, je ne puis en écrire davantage .

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dernière modification : 26 décembre 2019
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