Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
3 avril 1816

Je suis toute de mauvaise humeur de ton mal de dents, mon cher enfant, as-tu consulté sur le meilleur dentiste ? ou un homme qui possède la langue. T'es-tu seulement arrêté à la première enseigne que tu as rencontrée sur ton chemin ? C'est un détail dont j'ai nesoin d'être instruite et que je te prie de ne pas négliger de me donner. Il arrive souvent que l'on n'a pas la patience de supporter la douleur que cause ces dents limées jusqu'au vif, et qu'après avoir bien souffert, on finit par se les faire arracher : Dieu veuille que ta première lettre ne m'apporte point cette triste nouvelle.
Je suis toujours dans les profondeurs de ma solitude et dans mes ennuis. Je lisais dans Mme de Sévigné qu'on se tirait de l'ennui comme des mauvais chemins où l'on ne sortait jamais ; je crains, moi, que ma route ne soit longue, et il me semble que j'ai devant les yeux un voyage autour du monde. Habituée depuis 15 ans à tout le brillant, à tout le mobile de l'Empereur, notre maladie chronique de l'aveugle me paraît un peu sérieuse. Sans compter que nous sommes tombés dans un abîme sans fond où nous nous débattons longtemps.
Le Roi a toujours la goutte, les courtisans disent qu'il va mieux, les valets disent que non, et nous autres bourgeois, nous vivons cela selon nos exagérations. Moi qui ne crains que les troubles et les crois mes excellents hommes, je penche assez du côté de ceux qui redoutent qu'il ne soit plus malade qu'on ne le dit au vulgaire.
Papa se tue avec son Camoëns, ce n'est pas une vaine expression, c'est un fait qui me fait une peur et un mal horribles. Le soir, je regarde sa maigre et pâle figure, et s'il continue à travailler autant, il n'arrivera point à la fin de son ouvrage. Ce malheur surpasserait tous ceux que j'aie jamais...
Il y a dans le nain jaune deux articles, un sur l'Espagne, Naples et les Pays-Bas. Un autre sur Vitt... que je te recommande de lire ; c'est fait comme on n'écrit plus, il y a des rusés ici qui ont reconnu le style de Benjamin.
Dis donc à lord Holland de se procurer tous ces nains, cela t'amuserait . Il faut écrire à Bruxelles pour cela. Je suis fâchée que l'on y disait autant de mal de M de Cases, il a été si bien pour moi que je suis son défenseur entièrement.
Nonore est arrivée, je te l'ai déjà dit. Je ne connais pas une personne si malheureuse. Et sa peine la plus amère est celle dont elle ne parle ni à moi, ni à personne. Comprends-tu cela ? Je lui croyais un attachement très tendre, le grand et beau jeune homme était désespéré de la voir partir . Il ne l'a quittée qu'en montant dans la diligence ! Elle est juste restée trois semaines absente, et en arrivant, elle l'a trouvé fiancé au moment de se marier. Il file sa tromperie en assurant qu'il n'aime point la jeune personne , mais c'est une agonie qu'il conduira jusquà ce que Nonore soit accouchée ; ensuite, chacun prendra le grand chemin de la haine, pauvre Nonore ! Elle s'était appuyée sur un roseau ! mais elle avait cru avoir un appui, tout lui manque. Elle est vrament trop malheureuse.
Mme de la Billarderie se meurt, mais comme Nonore, en hériterait, je crois que son malheur la conservera plus sûrement que 82 ans et trois médecins ne suffiraitent à la tuer. Elle en reviendra malgré une fièvre maligne et un délire continu.

J'ai encore rêvassé sur ton voyage, et je tiens toujours à l'idée de laisser passer le temps des eaux ; aller rejoindre une amie dans la solitude et le malheur, est un dévouement que les amis approuvent et que les ennemis n'osent blâmer, mais arriver aux eaux est différent. Fais-y tes réflexions, c'est tout ce que je te demande.
Enfin, lady Holland ne réclame-t-elle pas de M. ma robe ? A qui l'a-t-il confiée ? ma robe ! ma lettre de change ! réponds donc, réponds, réponds, réponds, si tu ne veux que je grogne.
Adieu, cher ami, je t'aime de toute mon âme. Prends bien cela aux pieds de la lettre parce qu'il est ainsi.
Mes violettes sont moins belles que tu ne les as vues ; mais le petit jardin commence à verdir. Te souviens-tu quand je m'y promenais pendant ton sommeil ! regardant toujours si un volet s'ouvrait à tes fenêtres, attendant impatiemment qu'il fit petit jour chez monsieur pour lui apporter la première fleur de ce parc. Mon Dieu, que d'heureux moments nous avons laissé passer avec ma distraction que je me reproche bien aujourd'hui. Il n'en est pas de même de ton absence, elle m'afflige toujours davantage. Je me fais du chagrin de tout ; je me dis que je perds ces dernières années où j'ai encore une âme pour sentir, des jambes pour monter chez toi ; je regarde les heures passer, les jours finir avec une vraie tristesse. Quand tu étais près de moi, que nous faisions de ces rires (comme ceux que Mme de Rémusat vint un soir si mal à propos interrompre) dans ces bienheureux temps mon esprit était si gai, je me sentais si vive que saus ma mémoire et mon miroir, je me serais cru 15 ans. Peut-être que tout considéré (j'aurai dû écrire tout compté) il est bon que je revienne de ces illusions.
Adieu encore cher, bien cher ami, je t'écrirai demain. Tout ce bavardage n'est que pour ne point passer un jour sans te dire que je t'aime.

retour à la correspondance de Mme de Souza-Flahaut



 

dernière modification : 26 décembre 2019
règles de confidentialité