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 Tome LV, n° 164, février 1908, 15ème année

 Article de M. A. Esmein, de l'Institut

avec l'aide de

Un roman de l'émigration :
Madame de Flahaut peinte par Madame de Souza

p.340 à 358

Mme de Flahaut fut, sous le règne personnel de Louis XVI et durant les premières années de la Révolution, l'une des femmes les plus charmantes et les plus intelligentes de la société parisienne. Elle émigra en 1793 et vécut en Angleterre, en Suisse, dans le Holstein et à Hambourg. Rentrée en France en l'an V et veuve, par le fait de la guillotine, depuis 1793, elle épousa en 1802 un noble portugais, M. de Souza, qu'elle avait connu sur la terre d'exil, et qui était alors ministre plénipotentiaire de Portugal en France. Il mourut en 1825 : elle-même vécut jusqu'en 1836. Que de choses elle avait vues ; et quelle histoire tragique, publique et privée, elle avait vécue ! Elle avait connu l'ancien régime, la Révolution, l'émigration, le Directoire, le Consulat, l'Empire, la Restauration et la Révolution de juillet. Parfois elle avait été mêlée aux événements politiques et, dans ses dernières années, elle préparait, en un certain sens, la politique de l'avenir. Elle était en effet, selon la nature, la grand'mère de celui qui devait un jour s'appeler le duc de Morny, et dont l'influence fut si grande sur la première moitié du second Empire. Elle eut auprès d'elle ce petit-fils dès sa naissance (1811) et veilla à son éducation avec la tendresse la plus dévouée et la plus intelligente.
Elle a écrit des romans qui ont charmé nos grands-pères et nos pères (je parle des hommes de mon âge) et qui sont injustement oubliés aujourd'hui. Le premier est Adèle de Sénange, qu'elle publia en Angleterre en 1793, pour gagner du pain. Le succès en fut immense. Les plus intéressants après celui-là sont - Charles et Marie ; Eugène de Rothelin, Emile et Alphonse, Eugénie et Mathilde.
Cette année même a paru un gros livre (398 p. in-8°) consacré tout entier à la vie et aux oeuvres de cette femme charmante et remarquable ; Madame de Souza et sa famille, par le baron de Maricourt (Paris, Emile-Paul, 1907). C'est une étude de longue haleine et des plus attachantes, étonnamment riche en renseignements précis et sûrs. Je voudrais reprendre à sa lumière un point que j'ai effleuré ailleurs : le caractère de Mme de Flahaut avant et pendant l'émigration.

 

I

Au cours de mon étude sur Gouverneur Morris, dans le milieu mondain qu'il fréquentait à Paris, j'ai rencontré, comme personnage de premier plan, Mme de Flahaut. Je la trouvais presque à chaque page dans la première partie du journal de Morris et, sur ces nombreux et indéniables témoignages, je l'ai dépeinte telle que je la voyais : je l'ai montrée ambitieuse, intrigante, coquette, femme de tête d'ailleurs et bonne, comparable, à ce point de vue, à la Parisienne de Becque. Douée d'une intelligence supérieure, elle s'est activement mêlée à la politique durant les premières années de la Révolution et surtout en 1789. Elle suivait les principales séances de l'Assemblée Nationale et fournissait les renseignements les plus sûrs à Talleyrand, son amant, et à Morris, son ami.
En traçant ce portrait, qui se dégageait, de lui-même, du Journal de Morris, je me heurtais de front à la tradition, telle que l'a établie Sainte-Beuve. Dans ses Portraits de femmes, il a esquissé une image toute différente de Mme de Flahaut à cette époque : "Mariée, dit-il, logée au Louvre, elle dut l'idée d'écrire à l'ennui que lui causaient les discussions politiques, de plus en plus animées aux approches de la Révolution ; elle était trop jeune, disait-elle, pour prendre goût à ces matières et elle voulait se faire un intérieur. (Portraits de femmes, édition Garnier, p.45) " Un peu plus loin, rappelant que, dans un de ses romans, Mme de Souza nous montre une jeune mariée qui " se fait une petite retraite dans un coin de sa chambre, où elle a placé une seule chaise, son piano, sa harpe, quelques livres, une petite table sur laquelle sont ses dessins et son écritoire et qui s'est créé là une sorte de cercle idéal qui la sépare du reste de l'appartement ", l'illustre critique ajoute : " Mme de Flahaut, dans sa chambre du Louvre, dut se faire une retraite assez semblable à celle de Mme de Candale (C'est la jeune mariée du roman) d'autant plus qu'eille avait, dans son isolement une intimité toute trouvée (le roman qu'elle composait). Si on voulait franchir son cercle idéal, si on lui parlait politique, elle répondait que M. de Sénange (Adèle de Senange est, je l'ai dit, le premier roman de Mme de Flahaut. C'est aussi une jeune femme mariée à un mari vieux et goutteux. On tient généralement que Mme de Flahaut sy est peinte elle-même ; voilà pourquoi Sainte-Beuve écrit là : M. de Senange, au lieu de : M. de Flahaut. On verra plus loin ce qu'il nous en semble.) avait eu une attaque de goutte et qu'elle en était fort inquiète. "

Le doute n'est plus possible depuis la publication du livre de M. de Maricourt. La vie de son héroïne y est fouill ée dans ses moindres détails, mise en pleine lumière, et, do 1789 à l798, elle apparaît exactement telle que Morris nous la fait connaître. M. de Maricourt nous dévoile toutes ses intrigues et ses coquetteries, en particulier sa liaison avec Talleyrand et ses relations avec lord Wycombe.
Dans cette partie de son livre il a tout naturellement pris Gouverneur Morris pour guide principal et il a largement utilisé mon étude, qu'il a bien voulu citer à plusieurs reprises. Ma thèse sur Mme de Flahaut est donc maintenant, et grâce à lui, définitivement établie. Mais aux renseignements, fournis par l'Américain, il en joint quantité d'autres. Combien j'y ai appris de choses, non seulement sur le personnage principal, mais aussi sur ceux et celles qui l'entouraient et dont Morris a également noté les actes et les paroles, sur lord Wycombe en particulier, que j'avais mal débrouillé. Cependant je ferai à M. de Maricourt deux querelles, à propos de notre ami commun.
D'abord il l'appelle toujours Gouverneur-Morris comme si cétait là un nom patronymique composé de deux noms accolés. Il n'en est rien. Gouverneur (Governor) est un prénom, aujourd'hui encore assez usité aux Etats-Unis. On trouve chez nous des prénoms du même type, comme Reine, Sauveur, ou Prince chez les Anglais (Voyez par exemple, Prince Turveydrop, dans le David Copperfield de Dickens.).
D'autre part, M. de Maricourt a une idée très nette sur la valeur respective des deux éditions anglaises qui ont été successivement données du Journal et des lettres de Morris : " Il convient, dit-il de consulter l'édition devenue fort rare, traduite en français par M. Augustin Gandais (Paris, 1842, 2 vol. in-8°). La nouvelle édition du Mémorial, plus connue, publiée sous le titre de Journal de Gouverneur-Morris, ministre plénipotentiaire des Etats-Unis en France de 1792 à 1794... est la traduction de l'édition tronquée donnée à New-York en 1881 (Page 68, note 1) par Anne Cary Morris (La date de publication est 1888. Voici d'ailleurs le titre complet de cette édition américaine : The diary and letters of Gouverneur Morris, minister of the United States in France, member of the Constitutional Convention, edited by Anne Cary Morris, New-York, Charles Scribners'sons, 1888.). "
Je conteste formellement cette appréciation. Il est vrai que le premier texte donné en 1832 par Sparks sous le titre Life of Gouverneur Morris and selections of his correspondence (C'est l'édition traduite par A. Gandais et publiée en 1842.), reproduit intégralement dans le second volume des lettres choisies de Gouverneur-Morris, tandis que Miss Anne Cary Morris ne les a reproduites que sous forme d'extraits dans son exposition. Sur ce point la première édition est plus complète que la seconde. Mais pour le Journal il en est autrement. Si Miss Anne Cary Morris a omis quelques passages curieux qui se trouvaient dans Sparks (et, par suite, dans Gandais), elle a considérablement ajouté à ce que Sparks en avait extrait. Il y a là toute une mine nouvelle que j'ai cherché à exploiter (Sur cette question, voyez mon Gouverneur Morris, pp. 9 et s.). La preuve en est, dans le livre même de M. de Maricourt, aux nombreux passages, traduits par moi sur le texte de Miss Morris et qu'il m'a empruntés. Je me permets d'en signaler un, qu'au contraire il ne tient pas de moi. Il écrit à la page 148 : "Le 8 août (1792) pour la distraire, Morris emmène, Mme de Flahaut à cheval dans la banlieue de Paris. Et c'est sans doute sa dernière partie de plaisir en France, cette chevauchée à travers les prés fleuris qu'arrose la Seine et que bientôt inondera le sang. " Le pauvre Morris, avec sa jambe de bois, eût été fort empêché de monter à cheval ; le traducteur (est-ce Gandais ?) a oublié que le verbe to ride ne signifie pas seulement aller à cheval, mais aussi aller en voiture (Voici le passage, d'après Diary and letters, édit. 1888, p. 259 : " This Wednesday (August 8 th, go to the Louvre and take Mme de Flahaut to ride. "). C'est certainement ce dernier mode de promenade que Morris avait choisi ; comme cela lui arrivait souvent, il avait emmené Mme de Flahaut dans sa voiture.

 

II


Comment Sainte-Beuve, qui pourtant a connu le Journal de Morris sous sa première forme (Portraits de femmes, p. 45, note 1.), s'est-il mépris à ce point ? Peut-être y a-t-il là, en partie, une méprise volontaire ; dans tous les cas nous savons comment il la justifie. Il a tout simplement, cette fois encore, attribué à Mme de Flahaut les sentiments qu'exprime un personnage de ses romans : "Dans Eugénie et Mathilde, dit-il, où elle a peint l'impression des premiers évènements de la Révolution sur une famille noble, il est permis de lui attribuer une part du sentiment de Mathilde, qui se dit ennuyée à l'extrême de la Révolution, toutes les fois qu'elle n'en est pas désolée." Dans ce roman, qui parut en 1811, Mme de Souza a certainement mis beaucoup d'elle-même ; tous ceux qui l'ont étudié y retrouvent en particulier ses souvenirs de l'émigration et je reviendrai un peu plus loin sur ce point. Mais je crois que Sainte-Beuve a fait fausse route, dans l'interprétation des personnages. Là, l'auteur a mis au premier plan trois soeurs, les trois filles du comte de Revel : Eugénie, Mathilde et Ernestine. La première est une jeune religieuse que la Révolution a chassée de son couvent. Les deux autres sont mariées, Mathilde à son beau cousin, Edmond de Revel, qui meurt en Vendée, combattant dans les rangs des royalistes ; Ernestine à un homme plus âgé qu'elle de beaucoup, M. de Sanzei. C'est Mathilde que lassaient les discussions politiques, les preuves abondent à cet égard : "L'année s'écoulait et les diverses opinions politiques commençaient à troubler les familles. Elles intéressaient assez Edmond pour lui faire un peu négliger Mathilde. Tous les matins, après le déjeuner, les nouvelles de la veille excitaient des discussions interminables. La journée se passait dans le silence ou l'aigreur ; le soir on se quittait fatigués les uns des autres ; et le lendemain, on se rejoignait n'ayant rien à se dire, jusqu'à l'instant où la lecture des journaux établissait de nouveaux points de discussion (Eugénie et Mathilde, ou Mémoire de la famille du comte de Revel, ch. IX.)"
"Elle chercha l'endroit le plus solitaire, et là, passant bientôt des chagrins de sa soeur à ses propres chagrins, elle se mit à réfléchir sur les promesses décevantes de l'amour et de la jeunesse : Depuis que ces horribles discussions politiques agitent les esprits, Edmond s'occupe-t-il de moi ? Quand il ne dispute point avec ma grand'mère, ne vient-il pas m'entretenir de ces grands intérêtss que je ne comprends pas ? Si je lui réponds en lui parlant de moi, il s'étonne... de lui, je parais l'ennuyer... Edmond ne m'aime plus (Ibidem, ch XI.)." Plus loin, Edmond, émigré, écrit de Belgique à M. de Revel : "Quand vous arriverez ici, ne vous attendez pas à me voir encore livré à ces discussions qui désolaient Mathilde, vous fâchaient quelquefois et nous laissaient toujours plus attachés à nos opinions (Ibidem, ch. XIII.)"
Sainte-Beuve a cru reconnaître Mme de Flahaut dans Mathilde parce que celle-ci est le beau rôle du roman, malgré quelques aimables défauts. Voici son portrait de jeune fille :
"Mathilde était jolie, gaie, naturelle, remplie de grâces ; mais Mathilde était vive, étourdie ; et, pour s'excuser, elle croyait donner une raison admirable en disant : Je suis comme cela. Sans timidité, sans orgueil, "je suis comme cela", répondait à tout. La mort, le malheur étaient des objets sur lesquels elle n'osait fixer son attention. Cependant lorsque Mme de Revel la conduisait au spectacle, une belle tragédie l'attendrissait ; car ces grands crimes lui paraissaient appartenir aux générations d'un monde qui avait fini : c'étaient les peines d'une vie ordinaire qui lui semblaient un supplice dont il fallait détourner les yeux (Esmein, Gouverneur Morris, pp. 34, 59, 60, 175 et s.)."
Mais cette personne qu'irrite ou ennuie la politique, ce ne peut être cette Mme de Flahaut, que nous voyons discuter si longuement avec Morris sur le gouvernement, recopier le plan de constitution que celui-ci a rédigé, écouter avec ravissement les échanges de vues politiques entre Morris et Talleyrand (Esmein, Gouverneur Morris, pp. 34, 59, 60, 175 et s.).
Il me paraît que Mme de Souza a donné quelque chose d'elle-même aux trois soeurs. Eugénie, la religieuse, lui a permis de reproduire, comme appartenant à celle-ci, quelques souvenirs de sa vie au couvent, où elle fut élevée. A Mathilde elle a donné sa douceur et sa bonté. Mais c'est à la troisième soeur, Ernestine, qu'elle a imprimé les traits les plus caractéristiques de sa propre personnalité. cela paraît invraisemblable d'abord, car Ernestine est le rôle ingrat du roman, et l'auteur l'a peinte sous des couleurs peu attrayantes. Voici le portrait qu'elle en trace avant son mariage : Sa grand'mère maternelle, Mme de Couci, qui dirigea seule son éducation "fit d'Ernestine une personne toute factice et pénétrée de son propre mérite. Si jeune encore, elle se croyait des opinions à elle, des aperçus nouveaux ; grave, affectée, sa parure toujours recherchée n'avait aucune grâce ; son maintien froid, dédaigneux inspirait une sorte d'éloignement. Se trouvait-elle avec des personnes de son âge ? sa présence arrêtait le rire et suspendait la joie. Enfin c'était un petit composé de toutes les prétentions, que, dès quinze ans on eût voulu rajeunir (Eugénie et Mathilde, ch II)."
Certes voilà quelqu'un qui ne ressemble guère à Mme de Flahaut ; et, de même, Ernestine de Sanzei présente certains traits qui n'existèrent jamais chez l'auteur du roman. Celle-ci nous la montre émigrée à Bruxelles, fréquentant les salons mondains et s'y faisant une réputation éphémère par sa conversation brillante mais empreinte de malignité. "Chaque jour on prévenait quand elle devait venir. Les petits billets couraient le matin pour dire l'heure qu'elle avait donnée. Dès qu'elle paraissait on formait un cercle autour d'elle, avide de saisir chacune de ses paroles. Cependant que de coeurs elle déchirait par de sinistres prédictions ! Que de malheurs elle se plaisait à annoncer, confondant l'émotion qu'ils causeraient avec l'intérêt qu'elle eût voulu exciter ?" (Eugénie et Mathilde, ch. XXVI.) "Si quelques démarches légères autorisaient la malignité à tenir sur une femme des propos indiscrets, Mme de Sanzei ne manquait pas de faire voir, par sa contenance sévère, qu'elle ne les ignorait point, et jamais elle ne doutait de ces choses (Eugénie et Mathilde, ch. XXVII.)." Ce n'était encore point là Mme de Flahaut. Sans doute les propos qu'elle tenait avec Morris sur Louis XVI et sur Marie-Antoinette étaient peu bienveillants (Esmein, Gouverneur Morris, pp. 33, 34.) Mais dans la société elle était bonne. "Amie compatissante, affective, dit M. de Maricourt, âme sensible, comme on commençait à le dire, elle avait une soif intense de se dépenser en dévouement et en tendresse jointe à une indulgence souvent exquise et parfois excessive pour les faiblesses féminines, car, ne jugeant point pour n'être pas jugée, elle ne condamnait personne. Dans sa carrière qui fut longue, jamais, à une exception près qui fut Mme de Genlis, jamais un mot de blâme à l'égard de qui que ce soit, n'apparut sous sa plume (Op. cit., p. 50.)."
Malgré ces passages qui déconcertent, Mme de Sanzei n'en reproduit pas moins (j'espère le montrer) les traits essentiels de Mme de Flahaut. Mais alors pourquoi ces noirceurs inutiles ? Etait-ce pour dérouter les soupçons ? L'auteur, en se peignant, voulait-elle par là dépister les curieux et empêcher qu'on ne la reconnût ? Il semble d'ailleurs que, sur les points par lesquels la copie ressemble au modèle, Mme de Souza jugeait assez sévèrement Mme de Flahaut. Quoi qu'il en soit, voici ces points : ma démonstration résultera d'un simple rapprochement entre les passages topiques d'Eugénie et Mathilde et les constatations, les jugements que contient le livre de M. de Maricourt.
C'est d'abord le mariage de Mme de Sanzei, fort semblable à celui de Mme de Flahaut et de M. de Sanzei, qui répond bien à M. de Flahaut. "Lorsqu'Ernestine eut dix-huit ans, Mme de Couci (sa grand'mère) songea à la marier et choisit pour elle un de ses anciens amis, un homme de cinquante ans, distingué par son rang et par ses places (Eugénie et Mathilde, ch. IV)." Lorsqu'il épousa Adélaïde Filleul, M. de Flahaut avait cinquante-trois ans, et le rang qu'iltenat à la Cour était distingué (Op. cit., pp. 39 et s.).
Non seulement le mari était vieux pour une épousée de dix-huit ans, mais son caractère n'était pas fait pour séduire. C'est ce que M. de Maricourt expose en termes discrets : "Elevé à Versailles et vivant dans la bonne compagnie, M. de Flahaut avait du monde. Ses manières étaient exquises et sa politesse était extrême. Un peu trop préoccupé de ses intérêts, il manquait parfois de hardiesse dans ses décisions et de grandeur dans ses vues, mais il avait les qualités dont le manque de caractère est le principal défaut. Il était d'un commerce doux et facile et fort agréable à vivre lorsqu'on ne manquait pas à son rang." Racontant une anecdote qui concerne M. de Flahaut, M. de Maricourt ajoute d'ailleurs : "Bien qu'il décèle, d'une part, une remarquable morgue et de l'autre une susceptibilité dans la politesse poussée jusqu'à une cruauté dont nous avons perdu la tradition, le trait est plaisant." (Op. cit., pp. 43, 45.).
Voici maintenant comment, dans Eugénie et Mahilde, est dépeint M. de Sanzei : "Le marquis de Sanzei (Ch. IV) haut, vain, dédaigneux, était si rempli de lui-même qu'il n'y avait aucune circonstance qui ne lui fournit d'heureux rapprochements avec sa conduite, aucune conversation où il ne trouvât moyen de parler de lui." Mme de Sanzei prenait peu de plaisir à ses discours : "Pour M. de Sanzei (Ch. XX), lorsque, selon sa coutume il venait l'entretenir de son rare mérite, loin de l'écouter avec des égards qui remplacent l'intérêt, elle le regardait poursuivre ses longues histoires avec un air de surprise offensante."
Mme de Flahaut ne pouvait guère aimer son premier mari et M. de Maricourt n'hésite point à dévoiler les secrets du ménage : "Cet homme assurément avait d'autant mieux perdu le charme de la jeunesse que de fréquentes attaques de goutte et de rhumatismes le retenaient au logis endolori et podagre. On prétend même que les fatigues, essuyées sur les champs de bataille de la guerre, et d'autres moins glorieux, au cours d'une existence d'où il n'avait point exclu le plaisir, rendait bien téméraire une union demeurée stérile aussi longtemps que M. de Flahaut ne chercha point d'amis (Op. cit., p.43)." L'auteur d'Eugénie et Mathilde constate que Mme de Sanzei ne pouvait aimer son mari. "Mme de Revel (Ch. IX), regardant tristement Ernestine, ne manqua pas de dire qu'elle n'aurait jamais donné à sa fille un mari qu'il eût été difficile d'aimer." Elle ne l'aime pas en réalité : "Elle s'arrêta (Ch. XX), n'osant cependant prononcer qu'elle n'aimait pas son mari". - "Mme de Couci (Ch. XXVIII) n'osait plus lui faire d'observations ; car, dès qu'elle commençait une phrase, Ernestine l'interrompait par ces terribles paroles : "... Si l'on m'avait donné un mari que je pusse aimer..." Toutes ses réponses exprimaient le même reproche ; mais elle en variait les formes... "Si l'on avait consulté les rapports d'âge et d'humeur en me mariant", disait-elle."
M. de Flahaut resta en France, alors que son frère M. d'Angivilier émigrait ; il devait d'ailleurs périr sur l'échafaud en 1793. Il eut pourtant des vélléités d'émigration au commencement de l'année 1791 : "M. de Flahaut veut partir pour l'Amérique ou pour l'Angleterre. Il est trop vieux ! - Il veut tenter de maladroits efforts pour s'essayer à un commerce auquel se refusent ses habitudes propres et son atavisme ancestral, et misérablement il échoue dans une tentative de "négoce de quincaillerie" avec le Nouveau Monde... Cependant les Flahaut ne peuvent se décider à quitter Paris (Baron de Maricourt, op. cit., pp. 141, 142)."

Le même trait, l'émigration repoussée, se retrouve dans Eugénie et Mathilde chez Mme de Sanzei. Mais là, c'est son esprit craintif qui empêche l'aventure à laquelle pousse au contraire Mme de Sanzei, qui prendra le chemin de l'étranger sans son mari. La question est discutée au chapitre XII dans la famille de Revel : "Mais, s'écria Mathilde, hors d'elle-même, Edmond attend l'exemple de M. de Sanzei". - Il s'empressa de répondre : "Mon âge ni ma santé ne me permettent pas l'espoir d'être utile". - "M. de Sanzei (Ch. XXII) envisageait avec inquiétude les lois sur l'émigration et frémissait de courir la chance d'une ruine totale". - "J'admire, lui dit sa femme (Ch. XXI), que vous préféreriez de rester dans un pays où le dernier de vos gens a plus de crédit pour me faire avoir un passeport, qu'il ne vous en reste pour m'empêcher de l'obtenir."
Avant d'aller plus loin rappelons à l'honneur de ce ménage si mal assorti (je veux parler des Flahaut), que M. de Flahaut, arrêté après le 10 août, évadé grâce à l'habileté et au courage de sa femme et caché dans une retraite sûre, se livra lui-même à la justice, pour dégager et sauver le défenseur qui l'avait assisté au début de son affaire et qui était accusé d'avoir favorisé son évasion.
Il me paraît difficile maintenant de douter que Mme de Sanzei ne soit Mme de Flahaut. Mais, dans le roman, elle ne se ménage guère elle-même. Mme de Sanzei est une femme supérieure, mais orgueilleuse et infatuée d'elle-même. "Mme de Revel (Ch. XVIII), contemplait ses deux filles, si unies malgré leurs chagrins actuels, sûrement plus heureuses par leur affection qu'Ernestine ne l'était par l'orgueilleuse opinion de son mérite." - "L'amour d'elle-même, dit M. de Revel (Ch. XVIII), le désir de paraître, l'opinion de son mérite, sont les seuls sentiments qu'on ait cherché à faire naître dans son âme. Aussi s'aperçoit-elle trop tard qu'elle n'est pas heureuse et qu'elle est peu aimée."
Mme de Sanzei est profondément mondaine et elle souffre quand elle est éloignée du monde. "Mme de Sanzei (Ch. XXI) tous les jours, après dîner, travaillait trois ou quatre heures à remplir, au petit point, le fond d'un meuble de tapisserie. A tout propos Mme de Couci vantait la sagesse et la soumission d'Ernestine. Cependant, quoiqu'aux yeux de tous elle parût paisible et soumise, avec plus d'attention on pouvait juger qu'elle s'ennuyait fort d'une vie si monotone. Souvent l'agitation de ses pensées lui donnait, contre son ouvrage, une impatience qui dévoilait son humeur." C'est que Mme de Flahaut, à cette époque, était toute au monde : "Dans sa jeunesse, écrit M. de Maricourt (p. 80), elle aima le monde parce qu'on ne pouvait concevoir alors l'idée de la solitude, parce que le soin de s'entourer d'une bonne compagnie formait l'essence même de l'existence."
Mais le monde était pour Mme de Flahaut plus qu'une indispensable distraction. C'était le milieu où elle cherchait, par d'habiles combinaisons, à grandir sa condition. Elle était peu résignée aux revenus, relativement médiocres, de son mari : elle était alors profondément ambitieuse. Parlant de "l'homme avec lequel allait vivre Adélaïde Filleul", M. de Maricourt ajoute (p. 45) : "Elle s'en fût accomodée plus aisément peut-être, si, à ses qualités M. de Flahaut n'avait pas joint un défaut impardonnable dans ce cadre luxueux. Il était pauvre". Et plus loin (p. 56) : "Ambitieuse, elle l'était, un peu pour elle et beaucoup pour les siens, et, pour sortir de la situation étroite dans laquelle la plaçait son manque de naissance et de fortune, elle usa largement du don de plaire qu'elle avait reçu de la nature. Souvent même elle en usa au point qu'on ne saurait qualifier d'imposteurs ceux qui ont reconnu à Mme de Flahaut le génie de l'intrigue. Mais là encore elle apporta ses qualités de prudence. Elle se glissa toujours et ne s'imposa jamais... Peu soucieuse de faire parler d'elle, elle se montra rarement en scène ; mais, par des moyens plus multiples qu'estimables, elle agit sûrement dans les coulisses."
Or ce sont là justement les sentiments et la conduite de Mme de Sanzei ; cependant, il y a une transposition. Ce qu'elle reproche à son mari, dont la fortune est grande, c'est de ne pouvoir lui assurer les honneurs et le rang sur lesquels elle avait compté. "On l'avait décidée (Ch. XXI) à épouser M. de Sanzei en lui vantant le rang que ses places lui donnaient à la Cour... Aussi se trouva-t-elle cruellement trompée lorsque la Révolution vint attaquer toutes les anciennes distinctions. Les titres étaient détruits, les rangs confondus, l'existence même compromise. Il ne restait donc à Ernestine qu'un mari d'un caractère assez désagréable qui, bientôt ajouterait aux chagrins de l'âge ceux du renversement de sa fortune." Aussi veut-elle pousser M. de Sanzei à l'émigration, pour revenir triomphante avec les royalistes victorieux : "Madame de Sanzei ne pardonnait pas à son mari de ne pas vouloir sortir de France et de consentir à y exister sans aspirer à autre chose qu'au bonheur de se faire oublier... Elle, si fière, si courageuse, resterait liée à M. de Sanzei qui n'aurait montré que la vulgaire ambition de conserver ses biens ! Elle le suivrait à la Cour, dans la société, humiliée de n'avoir pu le décider à rien d'honorable, pour défendre la cause qu'il nommait la sienne. Elle ne pouvait supporter l'idée de l'existence obscure dont elle se croyait menacée. Elle pensait que, dans de telles circonstances, il lui était permis d'agir par elle-même, d'après ses opinions, et de séparer sa conduite et ses intérêts de la conduite et des intérêts de son mari."
Enfin, la liaison avec Talleyrand, cette liaison sur laquelle M. de Maricourt a répandu une implacable lumière, est avouée ici et condamnée, avec protestation d'ailleurs que, malgré les apparences et les médisances, elle était aussi innocente qu'imprudente. C'est un des épisodes importants du roman. Talleyrand se nomme le marquis de Trèmes. Ici encore il y a des transpositions. La scène ne se passe point à Paris, comme dans la réalité, mais pendant l'émigration, à Bruxelles, où Mme de Sanzei remporte les brillants succès mondains, dont il a été parlé parlé ci-dessus. Talleyrand et Mme de Flahaut se rencontrèrent bien pendant l'émigration, en Angleterre d'abord, puis à Hambourg ; mais c'est alors que le détachement, puis l'indifférence s'établit entre eux. Sur l'identité des faits, dans le roman et dans la vie de Mme de Flahaut, aucun doute n'est possible. Voici quelques passages démonstratifs (De Maricourt, op. cit., ch. VIII et IX.) D'abord ce portrait de M. de Trèmes (Ch. XXVII) : "Jusqu'alors M. de Trèmes avait eu des liaisons et pas un véritable attachement ; des goûts sans concevoir de passions. Il joignait à beaucoup d'esprit quelques demi-connaissances (N'est-ce pas là un jugement de Morris ? Esmein, Gouverneur Morris, pp. 150, 175) qu'il faisait valoir habilement. Son grand art consistait surtout à varier l'expression de son silence. Personne n'écoutait d'un air plus moqueur, ne plaçait plus à propos le mot qui déjouait le mérite ou faisait briller la sottise. En regardant Ernestine, il lui passa par la tête qu'il serait assez gai de déranger ses prétentions, riant déjà du succès que cela lui donnerait auprès des autres femmes. Ce fut dans cette louable intention qu'il s'avança vers elle. - Madame de Sanzei savait qu'il était égoïste et méchant ; mais remplie de confiance en elle-même, loin de la craindre, elle fut flattée de le voir s'approcher."
- "Dès les premiers instants (Ch. XXVIII), il (M. de Trèmes) lui avait persuadé qu'une âme forte est au-dessus du soupçon ; qu'il fallait montrer du caractère ; que n'ayant aucun des bonheurs de la jeunesse, elle devait jouir de la considération et de la liberté d'un âge avancé et que c'était des droits et des vérités dont il fallait convaincre sa famille. - Elle était très disposée à prendre confiance en elle-même, et à se révolter contre l'autorité de ses parents. Aussi suffisait-il qu'ils lui donnassent un avis, pour que, sans daigner le combattre, elle agit dans un sens précisément contraire à leurs désirs. Elle ne croyait point consulter M. de Trèmes ; mais elle lui demandait son opinion sur toute chose et cheminait ainsi complètement soumise à ses idées. Tous les matins elle lui écrivait et souvent plusieurs fois dans la journée. Il s'était tellement emparé de son esprit, qu'elle avait toujours mille petits secrets à lui confier. Cette intimité que la différence de leurs caractères rendait si étonnante, était le sujet de tous les entretiens. Quelques femmes en triomphaient ; les hommes en riaient. Enfin on parlait de leur liaison comme d'un attachement déclaré, sans que M. de Trèmes lui eût dit un seul mot d'amour et sans qu'elle imaginât qu'on pût la soupçonner d'aucune faiblesse." Sauf le dernier trait, c'est bien là l'intimité quotidienne de Talleyrand et de Mme de Flahaut, telle que Morris la voyait et l'a rapportée. Mme de Souza rejette naturellement tous les torts sur Talleyrand. Elle donne aussi quelques remords à Mme de Sanzei (Ch. XXIX) : "Quoiqu'elle crût pouvoir se plaindre de la manière dont on l'avait mariée, elle n'en sentait pas moins que sa conduite méritait des reproches. Pour les prévenir, elle affetcait dans sa famille un air accablé d'une personne sacrifiée. Cependant il lui était difficile de ne pas s'avouer que le malheur n'excuse pas l'oubli de tous les égards envers les siens. Souvent, en rentrant du bal où elle avait pris l'agitation pour de la gaîté et quelques vains compliments pour des succès, elle regrettait sa considération passée, et ne se dissimulait pas que, si les plus indulgents la défendaient encore, personne ne la louait plus."
"Cependant, Mme de Sanzei devenait de jour en jour plus inconsidérée. Sa réputation était compromise, sans qu'on pût lui reprocher aucune faute réelle ; mais on la jugeait plus sévèrement qu'une autre, parce qu'on ne lui avait jamais vu cette bonté dre coeur qui dispose à l'indulgence."
Dans le roman M. de Trèmes abandonne Mme de Sanzei, comme dans la réalité Talleyrand se détacha de Mme de Flahaut (Ch. XXXV) : "Avant de partir de Bruxelles elle avait proposé à M. de Trèmes de voyager avec elle. Il avait accepté avec empressement... Elle aimait à paraître suivie d'un esclave, et lui, aimait à donner de la publicité à une liaison qui flattait son amour-propre. Aussi, se dégagea-t-il bien vite lorsqu'elle lui dit que sa grand'mère les accompagnerait ; et après l'avoir quittée, il alla faire les plus comiques récits sur la petite fête que Mme de Sanzei lui avait préparée. Elle ne comprenait pas l'espèce d'engouement qu'elle avait eu pour cet homme qui n'aimait que lui, professait hautement son égoïsme et donnait un nom ridicule à chaque vertu."
Ne sont-ce pas là les Confessions et le mea culpa de Mme de Souza sur son passé, exagérés à dessein, mais conformes aux faits ? Il est vrai que dans un autre roman antérieur à celui-là et le premier qu'elle ait écrit, dans Adèle de Senange, Mme de Flahaut a peint sous de tout autres couleurs elle-même, son mari et un ami. Il ne faut pas croire que nous ayons là un ménage à trois, comme celui que Becque a mis en scène dans cette Parisienne, que je rappelais en commençant : tout s'y passe en tout bien, tout honneur. C'est l'histoire dune jeune femme, mariée à un homme vieux, tourmenté par la goutte dont il meurt à la fin du roman. Il a épousé cette jeune femme, sa cousine éloignée, pour l'arracher au couvent, où, autrement, elle allait prononcer ses voeux. Il a pour elle une tendresse toute paternelle, ingénieuse dans ses délicatesses, efficace dans sa protection. Elle, de son côté, l'entoure des soins les plus touchants. Survient un Anglais, jeune et beau, lord Sydenham, qui, dès le début du roman, est tombé amoureux d'Adèle, avant même qu'elle fût mariée. Il gagne aussi les bonnes grâces de M. de Sénange qui, dans sa jeunesse, a joué lui-même en Angleterre le rôle d'amoureux transi auprès de la mère du jeune homme. Adèle répond aux sentiments de lord Sydenham ; mais l'un et l'autre, tout en s'adorant, respectent l'honneur du vieillard, qui comprend et bénit leurs amours et lègue, en mourant, Adèle à Sydenham.
Adèle, tous l'ont reconnue, c'est Mme de Flahaut. M. de Sénange, c'est le vieux mari ; mais, sauf pour la goutte qui le tourmente, ce n'est point M. de Flahaut. Qui est lord Sydenham, l'ami d'Adèle ? Après le livre de M. de Maricourt, il n'y a guère de doute : c'est, plus beau et meilleur que nature, le jeune lord Wycombe. Ce n'est point Gouverneur Morris ; mais le nom de celui-ci paraît deux fois dans le roman : Mme de Flahaut, n'oubliant point son véritable ami, a donné son nom à un grave personnage, au chapelain anglais de lord Sydenham (Lettre XXXII : "John, à qui je puis me fier, la conduira au docteur Morris, chapelain de ma terre." - Lettre XLIV : "Pour achever de me mettre mal avec moi-même, le docteur Morris m'écrit que cette jeune religieuse (Sydenham l'a fait sortir du couvent) se désole, passe ses jours dans les larmes, fuit le monde et repousse les consolations. Il ajoute que celui qui n'a pas l'âme assez forte pour se soumettre à son état, quel qu'il soit, ne sera jamais heureux dans quelque situation qu'on le place." Cette maxime convient bien à l'esprit de Morris, qui peut-être l'avait énoncée devant Mme de Flahaut. - Revue polit., T. LV.)
Comment expliquer cette transformation des faits réels ? L'explication est très simple, je le crois. Mme de Flahaut, subissant cette union d'une jeune femme et d'un vieillard, qui n'était pour elle qu'une source d'amertume, de déboires et de fautes, se demanda, si, en d'autres circonstances, ces rapports ne pourraient pas prendre un caractère tout différent. Ce rêve charmant nous valut Adèle de Sénange. Là, elle s'est idéalisée ; elle s'est noircie, au contraire, dans Eugénie et Mathilde.

 

III

Dans Eugénie et Mathilde, Mme de Souza a mis beaucoup de ses souvenirs de l'émigration : Il y a là des détails et des paysages qui ont une précision pittoresque, rare dans les écrits de ce temps-là : ce sont des choses vues. Sainte-Beuve et M. de Maricourt ont signalé les principaux et l'on trouverait encore à glaner après eux.
Un des passages less plus poignants met sous nos yeux la misère profonde des émigrés. La famille de Revel, établie dans le Holstein, est à bout de ressources ; plusieurs de ses membres, les femmes d'abord, songent à gagner le pain quotidien par le travail manuel. Une scène douloureuse nous montre Mathilde cherchant à vendre ses broderies et subissant le marchandage du boutiquier auquel elle l'apporte. C'est bien là, dramatisé, un fait de l'existence personnelle de Mme de Flahaut. Elle se fit modiste à Altona, et c'est Gouverneur Morris qui nous l'apprend. Il lui adresse même sur ce sujet une pièce de vers, que je n'ai point reproduite dans mon livre (non erat locus), mais qui trouvera ici sa place naturelle. Voici tout le passage :
"21 avril 1795...Madame de Flahaut me dit aussi hier soir que Mme de Beaurepaire devait venir ce matin chez elle pour commander un bonnet (cap ?) et elle me pria d'inviter à dîner celle-ci et son compagnon, M. de Bourzac, ce à quoi je consentis ; mais ce matin, j'écrivis une invitation complémentaire :

Eh, bonjour, belle faiseuse
De romans (1) et de bonnets ;
Parfois vive et paresseuse,
Bonne et douce sans apprêt.

Quand vous ouvrirez boutique,
Soit de mode, soit d'esprit,
Vous aurez grande pratique ;
L'amour même me l'a dit.

Il s'instruit de la conduite
Que vous tenez nuit et jour ;
Mais, objet de sa poursuite,
Avez-vous connu l'amour ?

C'est celui qui seul inspire
Les douceurs du sentiment ;
Vous les savez bien écrire,
Je vous crois de son couvent.

Au milieu de vos travaux,
Littéraires ou bonnétaires,
Je vous fais de lourds propos
Qui ne sont que dinataires.

Quittez gazes et romans,
Bel esprit devenu sage ;
Menez-moi vos deux chalands
Manger mon petit potage (2).

(1) Mme de Flahaut avait publié Adèle de Sénange à Londres en 1793 pour se procurer quelque argent.
(2) Diary and betters, t. II, p.83.

Pour un Américain, ces vers n'étaient point trop mal, et ils nindiquent point que le condition de Mme de Flahaut fût alors aussi dénuée que celle de la famille de Revel.
Dans Eugénie et Mathilde, Mme de Souza n'a pas seulement mis ses souvenirs d'émigrée ; elle a aussi noté les phases diverses de l'émigration et les sentiments qui y correspondaient. Bien que fixées seulement en 1811, ces notations sont intéressantes.
C'est d'abord les approches et les signes précurseurs de la grande tempête : "M. de Revel (Ch. VIII) ne voulait pas retarder un mariage si convenable sous tous les rapports (celui de Mathilde). Il avait déjà vu l'assemblée des notables ; on parlait pour l'année suivante des Etats généraux. Il craignait quelquefois, non un bouleversement de l'Etat, mais un peu de gêne, d'embarras dans les fortunes."
Mais viennent 1789 et 1790 (Ch. IX) et c'est pour les familles nobles, la désorganisation qui commence. Elles n'y prennent pas garde d'abord : "Les mois suivants se passèrent en visites, en présentations. Un nuage effrayant s'étendait sur la France et cependant n'empêchait encore aucun des plaisirs de société." Elles sont pourtant doublement atteintes. En premier lieu dans leur fortune : "Déjà l'abolition des droits féodaux avait fait perdre à Mme de Couci une partie de sa fortune. Les premiers décrets sur les substitutions menaçaient d'enlever à Edmond ses plus brillantes espérances. On avait brûlé le château de M. de Sanzei. Mme de Couci ne se croyant plus en sûreté dans ses terres, était venu avec Ernestine et M. de Sanzei se réfugier chez M. de Revel, qui s'était retiré dans une fort belle maison à quelques lieues de Paris." Plus loin (Ch. XVI) Mme de Revel déclare à sa fille Mathilde : "Si dans le temps brillant de sa fortune, votre père la jugeait insuffisante pour établir convenablement ses trois filles, que deviendra-t-il aujourd'hui que les nouvelles lois lui laissent à peine le tiers du revenu dont il jouissait jadis ?"
Mais, d'autre part, le désordre moral se glisse dans ces familles sous la forme de divisions politiques (Ch. IX) : "L'année (1789 ?) s'écoulait et les diverses opinions politiques menaçaient de troubler les familles... Au milieu d'aussi grands objets que le bouleversement ou la régénération d'un empire, il n'était plus possible à l'esprit de s'arrêter aux intérêts ordinaires ; ils paraissaient insipides et l'on ne comprenait même pas qu'ils eussent quelque place dans la vie. La Révolution détruisait tout : chaque jour de nouvelles lois imposaient de nouveaux sacrifices, créaient de nouvelles haines. Les nobles quittaient la France." L'Emigration commençait donc de bonne heure ; c'est ainsi qu'Edmond de Revel, le mari de Mathilde, était à Bruxelles. La politique faisait trêve maintenant dans ces familles : on ne songeait qu'à se préserver du danger : "Mathilde (Ch. XV) touchait au dernier mois de sa grossesse. Prévoyant mieux qu'Edmond les dangers auxquels ce mot d'émigré l'exposerait, elle lui écrivait sans cesse pour le conjurer de l'attendre à Bruxelles, sans risquer de venir la rejoindre. La famille n'avait plus de diputes politiques : leurs sentiments, leurs opinions ne différaient plus. Les journaux, attendus avec inquiétude, se lisaient bas et en tremblant ; chacun regardait tristement venir l'orage."
Cette première émigration paraissait cependant moins une redoutable aventure, qu'une escapade peu durable, presqu'une partie de plaisir. "Quelques jours (Ch. XIII) se passèrent sans confiance, mais sans nouvelles discussions jusqu'à l'instant où l'on reçut une lettre d'Edmond. Il était arrivé à Bruxelles. La gaîté, la jeunesse, l'espérance aveuglait sur le présent et embellissaient l'avenir. Entre gens du même rang, c'était presque une vie de château ; on se voyait tous les jours et à toute heure. Plusieurs maisons illustres jouissaient encore de leur ancienne opulence. Elles tenaient un état qui étonnait les voyageurs, et peut-être un peu les gens du pays. Dans ces premiers temps, les Français ne pouvant se croire étrangers, faisaient l'agrément et même les honneurs des lieux où ils s'établissaient". Mme de Souza raconte là une anecdote qui doit être authentique : "Parmi ces joyeux émigrés de Bruxelles, quelques jeunes gens avaient parié qu'ils viendraient au spectacle à Paris et reprendraient aussitôt après le chemin de l'étranger. Edmond de Revel profite de l'occasion et se joint à eux pour venir voir sa femme : "En effet, il ne la quitta point et soupa avec sa famille. Ernestine raconta qu'elle avait été à l'Opéra et que ces mêmes jeunes gens, qui croyaient devoir se cacher dans des loges grillées, n'en parcouraient pas moins les corridors de la salle pour aller voir les personnes de leur connaissance. Mme de Couci, très scandalisée, les blâmait, en répétant qu'elle ne pouvait les comprendre. Edmond riait de sa gravité, riait de leur imprudence... A minuit ses camarades vinrent les chercher. Quel fracas ! Plusieurs voitures, des chevaux de poste, des courriers, des cris... le tout pour cacher cette course secrète."

Les lois sur l'émigration changèrent les choses. Dans le roman elles empêchent M. de Sanzei d'émigrer et le reste de la famille Revel ne passe la frontière qu'en courant les plus grands périls et grâce au dévouement d'un fermier. Avant même de passer la frontière (Ch. XXIV) : "Mme de Revel craignait que l'émigration ne fût un éternel exil." Mais ce n'était point l'opinion commune, ni en particulier celle de son mari. Il en fixait la durée à deux ans au plus (Ch. XXVI) : "M. de Revel prit (à Bruxelles) une maison considérable. Il apportait assez de fonds pour vivre deux ans dehors, avec la même aisance dont il avait l'habitude ; et il espérait que, pendant ce temps les affaires générales s'arrangeraient, ou que du moins la situation des particuliers deviendrait meilleure."
Ces prévisions semblaient confirmées par les chances de la guerre ouverte entre la France et les puissances coalisées (Ch. XXVIII) : "Les nouvelles qui arrivaient de Paris affligeaient, sans détruire les espérances. On était sûr que les armées de la coalition étaient entrées en France, et l'on se flattait qu'à leur approche, les plus animés rentreraient dans l'ordre, et, pour leur sûreté, chercheraient à contribuer à la paix générale." Mais bientôt, le sort des armes se décide pour la France. Montrant les émigrés (ceux de Bruxelles), fuyant devant nos armées, Mme de Souza n'oublie point cependant qu'elle est française. Il est vrai que cette note patriotique s'imposait en 1811 ; mais il n'y a point lieu de douter de sa sincérité et des sentiments qu'elle eut à cet égard sur le moment même : n'avait-elle pas défendu Mirabeau mourant contre Gouverneur Morris ? (Esmein, Gouverneur Morris, p.185.) "Les émigrés (Ch. XXIII), connaissant le sort qui les menaçait, se disposèrent à fuir. Quel moment, quel trouble ! Presque tous déjà si malheureux le devenaient encore davantage par le perte de leurs espérances. Cependant, malgré leur affreuse situation, ils éprouvaient, sans se l'avouer, un sentiment d'orgueil national, en voyant ces troupes nouvelles, peu aguerries mais françaises, vaincre des armées disciplinées, fortes de leurs anciennes victoires, dont le nom même était une puissance."
Voici enfin le jugement final (Ch. LXII) : "Il (M. de Revel) se voyait commençant, pour ainsi dire, une seconde émigration. Dans la première que l'on peut appeler l'émigration riche, les Français étaient venus où on les appelait, où l'on se félicitait de les recevoir, enfin où ils voulaient aller. Sortis de France avec le revenu d'une année, ils l'avaient dépensé avec imprévoyance, croyant retrouver bientôt leur pays et leur fortune. A cette seconde époque ils s'arrêtaient là où on leur permettait de rester. Leurs biens étaient vendus ; la France leur était fermée ; ils n'espéraient plus ; mais sans se plaindre, ils luttaient contre l'adversité. Si une sagesse austère leur reprochait de s'être trop livrés aux illusions, ils pouvaient du moins répondre qu'aucun malheur n'étonnait leur courage." N'est-il pas intéressant de voir l'émigration ainsi jugée par une émigrée ? Elle ne fut point d'ailleurs de ceux qui restèrent et luttèrent jusqu'au bout. Elle put rentrer en France et y demeurer, grâce à son hardi savoir-faire, et grâce aussi à la protection occulte de Talleyrand.

A. Esmein

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