non datée (1852 ?)
Rapport du colonel Espinasse (révisions des jugements des commissions mixtes)

A la suite du coup d'Etat, le colonel Espinasse, qui depuis fut ministre de l'Intérieur après l'attentat d'Orsini et appliqua le premier la loi de sûreté générale, reçut de Louis-Napoléon la mission de réviser les jugements des commissions mixtes. Voici le rapport qu'il rédigea après son voyage :

Monseigneur,

J'ai l'honneur de vous adresser le rapport d'ensemble sur la mission que vous m'avez fait l'honneur de vous confier.
J'ai pu constater l'état de l'esprit public de Tours à Bordeaux, de Bordeaux à Montpellier et Perpignan ; je l'ai trouvé partout excellent. Partout on apprécie vivement les grands services que vous avez rendus au pays. Parmi ces services, celui peut-être qui est le plus apprécié, c'est d'avoir débarrassé la société des éléments dangereux qui menaçaient de la dissoudre. Ce dernier sentiment a une telle vivacité qu'il fait acueillir avec hostilité tout bruit d'amnistie.
La circulaire de M. le ministre de l'intérieur et les mises en liberté qui en ont été la suite avaient produit le plus mauvais effet. Le parti entier des anarchistes avait relevé la tête : ceux des inculpés qui restaient encore entre les mains de la justice avaient interrompu ou rétracté les aveux qui faisaient connaître à l'autorité les plans et l'organisation des sociétés secrètes. Ces fâcheux symptômes commençaient à s'effacer lorsque la mission de clémence dont étaient chargés les commissaires extraordinaires les a fait renaître au point que, pour les calmer, j'ai dû ordonner que les convois de condamnés, arrêtés en vue de la révision, reprendraient leur route aussitôt cette révision terminée.
Je reviens avec la conviction profonde que, dans tous les départements que j'ai parcourus, les commissions mixtes se sont pénétrées des instructions successives qui leur enjoignaient de ne frapper que les hommes réellement dangereux.
Dans les Deux-Sèvres, la Gironde, la Haute-Garonne et l'Aude, elles n'ont péché que par excès d'indulgence. Puissent-elles n'avoir pas à se repentir d'avoir laissé échapper une occasion, peut-être unique, de désorganiser l'anarchie ! Dans ces départements, les condamnations ne portent que sur quelques individus dès longtemps signalés par l'opinion publique comme des perturbateurs invétérés.
Dans le Lot-et-Garonne, les Pyrénées-Orientales et l'Hérault, où les insurgés, en commençant les hostilités, avaient motivé de nombreuses arrestations, on a pu saisir les ramifications des sociétés secrètes. Le nombre des affiliés connus dépasse 50 000 dans chacun des deux premiers départements et 60 000 dans le troisième, organisés par décuries et centuries et prêts à se lever au premier signal. En ne frappant que les chefs connus, les condamnations se seraient élevées à un chiffre énorme, et l'on a dû se borner à n'atteindre que les individus réellement influents ou ceux que leurs antécédents, puisés dans les annales des cours d'assises et de la police correctionnelle, signalaient comme soutiens habituels de toute révolte contre l'autorité.
Je n'ai pu, dans ma mission, réviser réellement les dossiers de chacun des condamnés politiques, dossiers dont l'établissement avait demandé plusieurs mois d'étude assidue dans chaque département. Dès lors, pour éviter le double inconvénient d'inquiéter les populations par une application inconsidérée de la clémence, ou de froisser les premières autorités de chaque département qui avaient apporté dans leur travail le zèle le plus consciencieux, j'ai réuni les Commissions mixtes, et, après leur avoir fait part de vos intentions, je leur ai demandé de me désigner elles-mêmes ceux des condamnés politiques qui leur paraissaient les plus dignes de votre clémence. Prenant ensuite leur travail pour base, et les dossiers en main, j'ai pu commuer un certain nombre de peines ou gracier un certain nombre de condamnés.
Muni de renseignements puisés soit dans la gendarmerie, soit dans la municipalité, soit dans le clergé, je me suis forcé d'élargir ce travail autant qu'il était possible. Chacun apportait la plus grande bonne volonté. Nous avons tenu compte des demandes en grâce, des preuves écrites de repentir, et pourtant, sur près de quatre mille condamnations, je n'ai pu prononcer en votre nom que cent commutations et deux cents grâces entières.
Les grâces individuelles que vous avez déjà accordées, Monseigneur, ont produit, en général, une mauvaise impression dans le pays ; les vrais chefs de l'anarchie en ont seul profité , parce qu'eux seuls ont pu se faire recommander ; il s'est produit ainsi le scandale que vous vouliez surtout éviter, de voir les hommes influents échapper au châtiment, tandis que leurs aveugles instruments allaient expier dans l'exil les crimes des vrais coupables. Il serait à désirer qu'à l'avenir, et pendant longtemps encore, votre clémence ne s'exerçât que sur l'initiative de l'administration locale. Elle seule peut apprécier sainement l'opportunité d'une mise en liberté, la validité d'un repentir, et, de même qu'elle n'a pas craint de s'attirer la haine de nombreuses familles en faisant partie d'un tribunal exceptionnel, il est juste qu'elle puisse la calmer en devenant l'intermédiaire indispensable de la clémence.

Le reste du rapport, mis entre crochets, était rayé sur la minute. La pièce porte, de la main du Président, ce titre : Rapport du Ct Espinasse.

[Les grâces sont souvent accordées à Paris sur les demandes des vieux partis, pour qui c'est un moyen de conserver une influence qui leur échappe. Il est convenable que cette influence tout entière revienne à votre administration. Si ce voeu était accueilli, la marche suivante pourrait être adoptée. Tout condamné politique qui croirait avoir des droits à la clémence du gouvernement ferait personnellement une demande en grâce avec promesse de soumission ; elle serait transmise, avec l'avis motivé du chef sous l'autorité duquel il est placé, au préfet du département dans lequel il a été condamné. Tous les trois mois, chaque préfet transmettrait au ministre de la justice les demandes qui mériteraient d'être prises en considération.
En résumé, Monseigneur, l'esprit public est excellent. Les Commissions mixtes ont scrupuleusement rempli leur mandat ; parmi les services que vous avez rendus à la société, Monseigneur, celui qui est le plus apprécié est de l'avoir débarrassée d'une partie des éléments qui menaçaient de la dissoudre. L'opinion est hostile à toute amnistie immédiate, qui est regardée comme un piège tendu par les partis vaincus.
Les condamnations doivent être, quant à présent, maintenues ; les grâces ne doivent être accordées que partiellement, sans éclat, et sur l'initiatives des autorités locales.]

J'ai l'honneur d'être, Monseigneur, votre fidèle sujet. (Napoléon a substitué au crayon ces trois derniers mots à ceux-ci : Votre très-fidèle serviteur)

Le colonel, commissaire extraordinaire,
Espinasse

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dernière modification : 26 décembre 2019
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