8 novembre 1869
Lettre de M. Clément Duvernois à Napoléon

Sire,

J'ai remis ce matin à M. E. Ollivier la lettre de l'Empereur, et je dois rendre compte à Votre Majesté de l'impression que j'ai recueillie.
Ollivier a été profondément touché, et je ne serais pas surpris que la réponse fût une acceptation, sous quelques réserves que je vais essayer d'exposer.
J'ai demandé, je crois, à M. Ollivier que la pensée d'entrer après l'ouverture des Chambres est une idée fausse. Pour dominer dès le premier jour les éléments divers de la majorité, il faut être ministre et non candidat ministre. C'est mal connaître les hommes que de penser qu'ils élèvent volontiers leurs collègues au pouvoir. Cela est possible dans une Chambre rompue aux habitudes parlementaires et à la discipline. Pour réunir dès la première heure une forte majorité, l'éclat du talent ne suffit pas, il faut le fait accompli. Entre les hésitations d'une fraction de l'ancienne majorité sourdement travaillée peut-être par les amis des anciens ministres, les colères de la gauche et les intrigues du tiers-parti, Ollivier pourrait avoir un succès douteux, échec qui le rendrait impossible pour six mois, ou être conduit à contracter des engagements qui le compromettraient. Arriver ministre, c'est la certitude d'avoir un vote de confiance et la possibilité de gouverner avec les autres. Arriver député, c'est arriver sur un discours et peut-être se livrer au tiers-parti.
Ollivier a paru impressionné de ces raisons, et il me semble disposé à entrer vers le 25, c'est-à-dire la veille de la session, après les élections de Paris, et trop près de la session pour que la presse ait le temps d'user le cabinet.
Sur les questions de principes, je ne vois pas qu'il y ait des difficultés sérieuses. La note au Moniteur n'était pas du tout dans la pensée d'Ollivier une précaution contre l'Empereur ou un moyen d'amoindrir le rôle constitutionnel de Votre Majesté. Ollivier est comme moi, sur ce point, de l'école de M. Guizot. Il n'admet pas du tout que l'Empereur doive avoir un rôle effacé, ni que le trône soit un fauteuil vide. Il désire que l'Empereur gouverne avec l'opinion et dans le sens de l'opinion. Il ne veut à aucun prix amoindrir un prestige qu'il considère avec raison comme une des meilleures garanties de l'ordre. Son dévouement (un peu tendre) pour Votre Majesté le fortifie encore dans sa conviction. Ollivier ne veut au fond que deux choses qui me semblent raisonnables.
Il veut d'abord que son entrée mette un terme à une anarchie ministérielle dont Votre Majesté a reconnu plusieurs fois les inconvénients. Il ne faut pas qu'un ministre, en s'exposant aux coups de l'opposition, soit affaibli par l'attitude incertaine ou hostile de quelques-uns de ses collègues. A une opposition révolutionnaire disciplinée, il faut opposer un Gouvernement qui ne le soit pas moins. Des ministres luttant les uns contre les autres ouvertement ou sourdement, ayant chacun des coteries dans le Gouvernement et des organes dans la presse, c'est là, que Votre Majesté me pardonne de le lui dire, un des plus grands périls de la situation. La dignité du Gouvernement en souffre, et l'anarchie ministérielle est reflétée dans le pays par les diverses branches de l'administration.
Voilà ce qu'Ollivier veut faire cesser en établissant un accord préalable, non point en dehors de l'Empereur, mais sous l'autorité de Votre Majesté. ce qu'il veut bien constater ensuite, c'est qu'il ne se faufile pas dans l'ancien cabinet, mais qu'il fait partie d'un cabinet nouveau, dans lequel d'anciens éléments sont admis. La nouvelle de la démission des ministres et l'appel public d'Ollivier à Compiègne le satisferaient sur ces deux points.
Ollivier part ce soir pour Saint-Tropez et reviendra dans huit jours. Il a raison. Paris ne lui vaut rien. Il y est obsédé par les intrigants. Il ne doit revenir à Paris que pour aller directement à Compiègne, libre d'engagement. Si j'eusse pu l'amener directement l'autre jour, tout serait fini maintenant ; Ollivier le sent bien, et la preuve, c'est qu'il ne veut parler à personne de la lettre reçue ce matin.
Quant à M. de Forcade, Ollivier l'acceptera. Il ne croit pas que le départ de M. de Forcade implique le désavoeu des élections de 1869, puisque le départ de M. de Persigny, en 1863, n'a pas impliqué le désavoeu de la majorité ; mais il voit bien que c'est une concession qu'il doit faire. Il ne demandera que deux choses (du moins il me le disait tout à l'heure) ; il demandera que M. de Forcade accepte le programme soumis à Votre Majesté, et ensuite que M. de Forcade m'accepte comme sous-secrétaire d'Etat.
Sur le premier point, je n'ai rien à dire. Quant au second, il va sans dire que, si tel était le bon plaisir de l'Empereur, je m'effacerais au dernier moment, après avoir encouragé Ollivier en acceptant d'abord. Il n'y a dans ma pensée qu'un vif désir de bien servir l'Empereur en amenant un rapprochement nécessaire, mais il n'y a aucune préoccupation personnnelle. je suis un rameau obscur du grand arbre. Que l'arbre prospère, je n'a besoin de rien autre chose.
J'ai l'honneur d'être, Sire, avec le plus profond dévouement, de Votre Majesté, le très-humble et très-fidèle sujet.

Signé : Clément Duvernois

Ollivier écrira ce soir à l'Empereur, et je resterai en correspondance avec lui.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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