Cercey, 27 septembre 1867
Lettre de M. Rouher à l'Empereur

Il conseille énergiquement de revenir au régime de 1852.

Sire,

On a pendant si longtemps entretenu les classes populaires de fausses croyances en économie politique, qu'il ne faut pas trop s'étonner qu'après quatre années seulement l'ignorance soit encore profonde sur les conditions d'oscillation des prix de la marchandise. Aussi bien, le commerce de la boulangerie est placé sous un régime bâtard qui entretient dans les rangs secondaires de l'administration et parmi les boulangers des divergences ou des incertitudes tout à fait nuisibles au développement de la libre concurrence.
Pendant que les uns s'efforcent de dégager le gouvernement de toute responsabilité dans les crises alimentaires, en invoquant le principe du libre commerce, les autres cherchent à engager cette responsabilité sous toutes les formes : par la réglementation de la profession de boulanger, par la taxe, par les approvisionnements de réserve, par le système grandiose, mais décevant, de la compensation. Je ne veux pas nier que quelques-unes de ces mesures aient eu une vérité relative, alors que le commerce international n'était pas fondé et que même les communications de province à province étaient imparfaitement établies ; mais Votre Majesté fait luire la vérité d'un mot en constatant que la liberté du commerce du pain existe partout dans le monde.
Je me hâte d'ajouter, Sire, qu'en constatant ces anomalies dans le sein des administrations, je ne fais aucune allusion à M. le Préfet de la Seine ; au contraire. Dans l'entretien que j'ai eu avec lui sur ce sujet, je l'ai trouvé parfaitement courtois, et peu disposé à rentrer, sans nécessité impérieuse, dans les anciens errements administratifs. Je serais plutôt enclin à croire que le préfet de police s'exagère un peu l'émotion populaire dans les faubourgs, et qu'il attache une trop grande importance à des assertions banales d'agents secondaires, d'autant plus que la concurrence des arrivages considérables constatés par la douane s'est déjà vulgarisée, et que tout le monde s'attend à une certaine baisse.
Je ne veux pas conclure, par ces observations, à l'inutilité de la brochure dont Votre Majesté désire la publication. Au contraire, cette propagation de la vérité me paraît toujours nécessaire et spécialement opportune dans les circonstances actuelles. Dès hier j'ai fait appeler un ancien rédacteur de l'Avenir commercial, qui connaît à fond ces matières, qui appartient à la rédaction du Siècle, et qui, ainsi, ne paraîtra pas avoir une attache gouvernementale ; je le prierai de se livrer immédiatement à ce travail. Au besoin, je confierai une étude analogue à d'autres écrivains ; j'ai, dans ce but, rendez-vous avec le préfet de police. Nous devons en même temps causer de cette question délicate de dissolution du cercle du Louvre, dont parle le dernier rapport de police.
Mes conversations à Paris roulent volontiers sur le thème traité dans les correspondances adressées à Votre Majesté. Cette confiance de commande manifestée par les opposants, ces découragements trop faciles de la part de nos amis, ne sont pas choses nouvelles. Il semble même que ces crises aient quelque chose d'endémique, et que leur périodicité soit marquée par l'arrière-saison. L'Empereur n'a pas perdu le souvenir de ces inquiétudes fatidiques, et cependant dénuées de tout fondement, qui se sont propagées à d'autres époques. Ces symptômes ne me semblent pas plus redoutables aujourd'hui qu'alors. Cependant il est bon de chercher à s'en rendre compte et de trouver un remède au mal, s'il y en a. Les préoccupations publiques me paraissnet se résumer dans deux points principaux : la prévision de la guerre, les excès quotidiens de la presse.
Sur le premier point, le débat se concentre dans cette unique question : Le gouvernement impérial consentira-t-il ou non à l'incorporation imminente des Etats du Sud dans la Confédération du Nord ? Votre Majesté peut-elle dès aujourd'hui, pour ainsi dire a priori, donner à cette question une solution précise et énergique ? La prudence et la réserve du langage ne nous sont-elles pas imposées ? Mais les intérêts privés et les passions de la polémique ne tiennent aucun compte de ces nécessités gouvernementales et diplomatiques. On demande un oui ou un non bien absolu et bien carré, comme si un gouvernement pouvait proclamer la paix quand même et quels que puissent être les événements ultérieurs ; comme si une déclaration semblable, en excitant les audaces rivales, n'était pas plus propre à conduire à la guerre que toute autre attitude. Quoi qu'il en soit, les appréhensions suivent une proportion géométrique, et la stagnation des affaires, chaque jour plus accentuée, excite déjà les plaintes vives des centres industriels. Je suppose que Votre Majesté, lassée de cette position équivoque, veuille faire une déclaration explicite. Que dira-t-elle ? Réclamera-t-elle la ligne du Mein comme la limite contractuelle de la Confédération du Nord, et la violation de cette limite comme un casus belli ? Il est de toute évidence qu'une pareille déclaration jetterait l'alarme dans tous les intérêts, et nous conduirait précipitamment, à travers les incidents diplomatiques très-rapides, à la guerre avec l'Allemagne. Or, sommes-nous prêts ?
L'Empereur ferait-il, au contraire, connaître que l'union des Etats du Sud avec ceux du Nord est une question de nationalité à laquelle la France demeure indifférente et étrangère, mais que l'intégrité de l'Empire d'Autriche et celle de la Hollande devront être respectées absolument par la Prusse ?
Cette résignation officielle, véritable provocation à l'unité, apaiserait peut-être momentanément certains esprits ; mais n'aurait-elle pas d'autres inconvénients bien graves ? 1° Ne serait-elle pas contraire aux idées échangées à Salzbourg ? 2° Ne produirait-elle pas dans l'armée, dont nous avons besoin, le plus détestable effet ? 3° N'autoriserait-elle pas plus que jamais cette perfide, cruelle et incessante attaque dont tous les journaux opposants sont remplis : "La France est descendue au troisième rang ?" Donc la nature des choses nous condamne à une politique d'expectative consacrée à fortifier le courage des gouvernements des Etats du Sud, à nous organiser militairement, à préparer nos alliances, et destinée à prendre ultérieurement conseil de la situation générale de l'Europe, soit pour consolider la paix, soit pour engager un duel redoutable avec la Prusse, soit pour prendre résolûment autour de nous des compensations nécessaires.
Quant au second point, il est incontestable que le dévergondage de la presse jette un trouble profond dans les esprits et donne à nos amis un sentiment de grande insécurité pour l'avenir. Accoutumés aux traditions antérieures, ils réclament l'intervention de la main modératrice du gouvernement pour arrêter ces polémiques désordonnées qui irritent, déconsidèrent et affaiblissent toutes les choses et toutes les personnes du gouvernement. Ils ne l'aperçoivent pas et s'écrient : "On ne sent plus la main du gouvernement ; il n'y a plus ni unité ni énergie dans l'administration."
Eh bien ! il faut le constater avec netteté une fois pour toutes, c'est là un véritable anachronisme. L'inauguration de la liberté de la presse a constitué une véritable révolution dans notre régime politique. Le Gouvernement et les pouvoirs publics sont appelés désormais à vivre dans une atmosphère nouvelle. Le pays est assujetti à une grande épreuve, dont il est, quant à présent, bien difficile de préjuger l'issue. Toutes les questions importantes ou minimes sont portées sur la place publique et présentées à la foule sous un verre grossissant. Chaque montreur de lunette a son public, et les journaux du gouvernement, qui n'emploient que des conserves, ont très-peu de clientèle. le pays éclairé s'affranchira-t-il des excitations incessantes de la presse, et ce quatrième pouvoir perdra-t-il son autorité malfaisante pour ne conserver que son rôle de contrôleur vigilant et utile ? Là est le problème dont l'Empereur a voulu poursuivre la solution par les réformes du 19 janvier.
Mais ces réformes n'ont pas encore reçu leur consécration définitive ; beaucoup de personnes, en l'avouant, ou sans le confesser, conviennent des inévitables périls de l'expérience, veulent s'arrêter et demandent, sous des formes diverses, à l'Empereur de revenir sur son programme.
Hier encore, un ami dévoué du gouvernement me disait :"Le pays ne veut ni de la liberté de la presse, ni du droit de réunion ; il redoute, avec raison, ces ferments révolutionnaires. Le moyen pour l'Empereur de se débarrasser, sans une trop grande compromission, d'un programme dont les mois qui viennent de s'écouler ont démontré les vices, est très-simple : il faut retirer la loi sur l'armée, publier un rapport financier annonçant un dégrèvement d'impôt, et dissoudre la Chambre. En réélisant les mêmes députés, les collèges auront condamné les réformes ; ainsi, la responsabilité appartiendra au pays, qui, après tout, est le juge souverain."
Cette politique a sa précision, et au moins une virilité du moment, sinon une virilité de longue haleine. Je la comprends, si je ne la conseille pas, et j'ai dit quelques-uns de mes motifs dans la note sur les élections. La détermination que prendra Votre Majesté, sur la date de la dissolution du Corps législatif, en contient implicitement l'adoption ou le rejet.
Mais, autant il serait difficile de ne pas louvoyer actuellement dans les affaires extérieures, autant il serait nécessaire d'avoir devant le suffrage universel une allure déterminée. Il faudrait lui dire carrément : "Le journalisme et les passions ennemies tournent violemment toute liberté nouvelle contre la stabilité des institutions ; le pays est loyalement consulté sur la convenance de l'ajournement des réformes proposées le 19 janvier." A ce point de vue, je demande à Votre Majesté la permission de lui soumettre une objection respectueuse à l'égard des indications transmises par ordre de l'Empereur à M. de Saint-Paul, et destinées à servir de thème à quelques articles de journaux.
Une polémique dans ce sens, si voilée qu'elle soit, fournirait bien vite l'occasion ou le prétexte à tous les journaux de crier à la réaction et même à la trahison. Il me paraît tout à fait inutile de donner un pareil prétexte aux agressions. La résolution d'un retour n'est pas de celles qu'on puisse utilement pressentir en la versant dans la polémique des journaux. Il faudrait carrément la poser devant le pays, lui demander sa décision, et, du même coup, reprendre les armes disciplinaires conférées à l'administration par le décret de 1852.
En dehors de cette ligne de conduite, toute indécision, tout tâtonnement ne feraient qu'augmenter le trouble des esprits et l'ardeur des attaques. Je croirais donc, jusqu'à nouvel ordre, plus sage de ne pas faire les publications indiquées par Votre Majesté.
J'ai répondu par le télégraphe à la bienveillante invitation de Votre Majesté ; je lui en témoigne de nouveau mes remercîments.
Daignez, Sire, agréer l'assurance de mon profond respect et de mon entier dévouement.

E. Rouher

P.S. Votre Majesté se plaint du défaut de fermeté de la justice. Compter sur une répression par la justice est une pure illusion : c'est une arme essentiellement intermittente et faible. En user trop souvent, c'est risquer de briser cet instrument fragile. L'Empereur en aura la preuve par le jugement rendu hier contre Le Courrier français pour un article détestable. Ce jugement condamne M. Vermorel à 500 francs d'amende.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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