Cerçay, le 24 septembre 1867
Lettre de Rouher - suivi des affaires

Sire,

Votre Majesté a daigné terminer sa lettre par des témoignages de haute bienveillance, dont je lui exprime ma gratitude avec effusion ; je ne saurais dire à l'Empereur tout le bonheur que j'en éprouve. Si un dévouement sans limites suffisait à les mériter, j'oserais croire que j'en suis digne.
Que Votre Majesté me permette aussi de la remercier des félicitations qu'elle a bien voulu m'adresser à propos de la biographie de Billault et de la prier d'être l'interprète de mes remercîments auprès de Sa Majesté l'Impératrice.
Votre Majesté m'avait à peu près donné la permission de remettre la décoration à l'artiste qui a fait la statue de Billault . Je n'en ai point usé, d'abord parce que l'oeuvre est d'une grande médiocrité, puis parce que le préfet se montrait trop malheureux de n'avoir pas réussi dans sa demande en faveur du maire, et préfèrerait, par suite, qu'aucune distinction honorifique ne fût distribuée. Maintenant que cette récompense ne constituera plus un précédent en matière d'inauguration de monument, j'appelle de nouveau l'attention de l'Empereur sur la situation du maire de Nantes. Le préfet, qui est un administrateur distingué, a eu peut-être le tort de faire la petite spéculation de ne pas insister pour l'obtention de cette croix au 15 août, croyant l'obtenir sans difficulté au 15 septembre ; mais, en réalité, il y aurait des inconvénients politiques à ajourner cette récompense à l'égard du magistrat d'une grande cité qui lutte courageusement contre un conseil municipal hostile et porte résolûment le drapeau du Gouvernement. Je ne connais pas personnellement M. Dufour ; la mort subite de son frère l'avait éloigné de Nantes le jour où j'y étais ; mais on m'a affirmé qu'indépendamment même de ses fonctions municipales il avait les titres les plus sérieux à la décoration.
J'envoie à Votre Majesté une note sur les élections. Mon sentiment se résume en quelques mots : attendre le terme légal est une imprudence ; une dissolution immédiate a d'incontestables avantages, mais elle est trop utilitaire, un peu équivoque, subreptice et peureuse ; elle viole toutes les bonnes traditions du gouvernement réprésentatif. Des élections au mois de mai prochain se présentent avec de sérieuses chances de succès, quoique avec certaines difficultés et certains périls de plus. Leur succès, plus chèrement acheté, donnera au Gouvernement une force incontestée, une autorité plus vraie et plus durable.
Garibaldi semblé encore hésiter dans son agression contre Rome. Après tant de fanfaronnades, je regrettrerais presque son abstention. Il serait plus utile à notre politique générale que nous eussions l'occasion immédiate d'assurer l'intégrité des Etats Pontificaux sur de nouvelles bases. Sinon, la crise pourra éclater dans des circonstances inopportunes et gênantes pour nos bons rapports avec l'Italie.
La circulaire Bismarck produit la plus désagréable impression. M. de Moustier se demande quelle attitude diplomatique il doit prendre vis-à-vis de ce document, dont la portée semble devoir être aggravée par l'adresse du gouvernement fédéral. Il en écrira à Votre Majesté. Il me semble, en ce qui concerne les journaux officieux, qu'ils doivent se borner à dire que cette circulaire est bien plutôt un moyen d'aplanir des difficultés intérieures et de faire voter des impôts nouveaux très-peu populaires, qu'elle n'est un acte d'agression volontaire à l'égard de la France. M. de Bismarck se sert du nom de la France vis-à-vis de ses confédérés comme on se sert du nom de Croquemitaine vis-à-vis des enfants pour les rendre obéissants. La presse française ne saurait être dupe de ce jeu-là et contribuer à son succès par une polémique irritée. Elle conservera donc la quiétude la plus parfaite dans ses appréciations sur les affaires d'Allemagne, bien convaincue que les intérêts français n'auront pas à souffrir des événements ultérieurs et que la paix de l'Europe ne saurait être à la merci de telle ou telle expression malencontreuse. Nous sommes d'accord avec M. de Moustier pour faire développer ce thème par les journaux.
L'affaire du Crédit mobilier est entrée dans une phase d'apaisement. Maintenant qu'ils ont échappé au péril du jour, MM. Pereire commencent à se laisser entraîner à des idées de regret et de réaction. Ces sentiments sont dans l'ordre naturel des choses, et, loin de s'effacer, s'accentueront chaque jour davantage, parce que chaque jour leur donnera un peu plus la mesure de leur isolement, de leur chute et de leur responsabilité. Ils sont vraiment à plaindre ; ils n'avaient pas mérité les haines féroces qui les ont poursuivis et dont leur témérité a facilité le triomphe. Mais leur abdication personnelle était devenue inévitable, et aujourd'hui tous les efforts doivent se concentrer dans l'étude des moyens propres à éviter de trop grands désastres. A ce point de vue, l'intervention de la Banque ne nous donne qu'un répit et du temps. La direction de M. de Germiny comme président des deux sociétés ne nous donne elle-même qu'une force contestée et un peu compromise par le souvenir des emprunts mexicains ; mais nous n'avons pas eu le choix des personnes. M. Fremy a bien voulu, au dernier jour, consentir à accepter la présidence du Crédit mobilier ; mais absent de Paris pendant que les négociations étaient en pleine activité, il n'a pu donner signe de vie que lorsque les négociations sur les personnes étaient beaucoup trop avancées. M. Fremy doit être actuellement à Biarritz ; il serait bien utile que Votre Majesté l'invitât à nous donner le plus entier concours, car nous aurons grand besoin de tous les bons vouloirs réunis. Au fond, le noeud gordien de toutes ces affaires est dans la liquidation favorable de l'actif de la Société immobilière. Or, la réalisation avantageuse de cet actif demande beaucoup de temps, alors que les embarras du Crédit mobilier, causés par l'imprudente immobilisation de son capital, exigent une prompte réalisation de ressources. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Voici le moyen que j'ai soumis au préfet de la Seine et qu'au premier abord il n'a pas repoussé.
La vente forcée de l'actif de la Société immobilière, indépendamment de la ruine causée aux actionnaires, produirait une sérieuse dépréciation pour les immeubles dans Paris, causerait ainsi une grande perturbation dans les nombreuses entreprises qui ont pour but des percements de rues et des reventes de terrains, réagirait même d'une manière très-fâcheuse sur les valeurs des immeubles que possède la ville de Paris, porterait enfin une certaine atteinte à la popularité des travaux qui s'exécutent dans la capitale.
A ces divers points de vue, l'intervention de la Ville s'explique et se justifie. Mais en quelle forme pourrait-elle s'exercer ? quelles sécurités pourrait-on lui fournir ? La Société immobilière est concessionnaire de la rue Impériale, qui va du Théâtre-Français à l'Opéra à travers la butte des Moulins. Cette concession est faite moyennant une subventions de 30 millions. C'est sur ce marché, non encore régularisé, que je voudrais enter ma combinaison. La Société immobilière réorganisée émettrait, sous la garantie de la ville de Paris, des obligations payables en quatre-vingt-dix-neuf ans, pour une somme de 100 millions. Ces obligations auraient un placement action ; leur produit servirait à désintéresser le Crédit mobilier, qui dès lors serait sauvé d'une catastrophe. Les propriétés de la Société immobilière reprendraient toute leur valeur, parce que tout le passif de la Société serait converti en une dette à long terme. Quant à la ville de Paris, elle recevrait, à titre de garantie de son cautionnement, une hypothèque générale sur toutes les valeurs immobilières de la Société. Elle conserverait entre ses mains la subvention de 30 millions comme un gage ; enfin elle organiserait sur la Société même un système de contrôle destiné à sauvegarder ses intérêts. Cela serait nécessaire pour la validité de cet arrangement. Elle serait sans doute difficile à obtenir ; cependant je n'en désespérerais pas, si cette disposition faisait partie d'un ensemble de mesures destinées à régler les finances et l'octroi de la cité.
Cet arrangement ferait, il faut bien l'avouer, entrer deux grandes et malheureuses affaires dans une ère de prospérité. Mais il ne sera possible que si Votre Majesté en fait sa chose propre et insiste vivement pour son adoption ; car je ne me dissimule pas qu'on pourra, avec une certaine raison, soutenir que le crédit de la ville de Paris est ainsi détourné de sa destination légitime, et que l'opération en elle-même n'est pas exempte de certains risques. Il est d'ailleurs à désirer que les négociations sur ce sujet soient entamées le plus promptement possible. Daignez, Sire, excuser cette longue lettre et agréer l'assurance de mon profond respect et de mon entier dévouement.

E. Rouher

P.S. J'apprends à l'instant que Garibaldi serait entré sur le territoire pontifical. Votre Majesté a été avertie par le télégraphe et a dû donner ses ordres à la marine et à la guerre.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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