Paris, le 18 septembre 1867
Lettre de Eugène Rouher - Affaires du Crédit mobilier

Sire,

Je viens compléter les indications que j'ai données, par dépêche télégraphique, à Votre Majesté, sur les affaires du Crédit mobilier. Cette négiociation, longue, hérissée de difficultés, pour le succès de laquelle j'ai été obligé de me mettre en relations directes avec la plupart des régents de la Banque, m'a démontré trois choses : 1° l'absence de toute autorité de la part de Rouland ; 2° une hostilité violente, fortement mêlée de spéculation à la Bourse, de la part de tout ce qui est finances, en dehors de la Banque, contre toutes les sociétés constituées ou régies par MM. Pereire ; 3° des maux intérieurs dans les sociétés du Crédit mobilier et de l'Immobilière, beaucoup plus graves que je ne l'avais présumé.
MM. Pereire avaient eu la pensée d'un emprunt de 75 millions remboursable après trois ans. Cette somme et ce temps étaient utilement calculés à leur point de vue. En effet, d'une part, la société Immobilière ne possède plus que des constructions et des terrains vagues. Ses propriétés à Marseille, qui représentent 177 millions, sont invendables ; quant à ses propriétés à Paris, qui valent 144 millions, on ne veut pas en acheter dans l'espoir prochain d'une dépréciation par liquidation judiciaire. Le passif s'élève à plus de 220 millions. Or, les intérêts de ce passif sont supérieurs aux revenus de l'actif. Quant au Crédit mobilier, son portefeuille se compose en presque totalité de valeurs très-difficilement vendables et fortement dépréciées, pendant qu'il est sous le coup d'un passif exigible de 100 millions.
La conversion de son passif en dette payable à terme, jusqu'à concurrence de 75 millions, lui permettrait d'attendre des circonstances meilleures pour la réalisation de son actif. Malheureusement, je l'ai écrit à Votre Majesté, l'opération n'a été possible que jusqu'à concurrence de 37 millions et demi.. C'est de ces circonstances que la Bourse a déduit sa propension à la baisse sur les valeurs des sociétés Pereire.
Cependant rien ne périclite pour quelque temps, et j'ai eu hier une longue conférence avec M. de Germiny, qui est disposé à prendre la direction du Crédit mobilier, conférence dans laquelle nous avons ébauché un plan qui donnerait une vie nouvelle à ces affaires. Si j'en reconnais l'exécution difficile, je ne la crois pas impossible. M. de Germiny a demandé à réfléchir aux idées que je lui ai soumises. Aussitôt qu'elles nous seront devenues communes, je les soumettrai à la haute approbation de l'Empereur.
Mon voyage à Nantes s'est éxécuté aussi rapidement que possible. Arrivé le dimanche matin, j'en repartais le lundi à 7 heures du matin. J'ai trouvé dans le haut commerce un bon esprit politique et des témoignages très-vifs de dévouement à Votre Majesté.
Nous allons nous réunir, les ministres présents à Paris, dans quelques minutes. Nos préoccupations et notre causerie porteront probablement sur les affaires d'Italie. Je suspends ma lettre pour pouvoir faire connaître à l'Empereur le résultat de notre échange d'idées.

Le 19 septembre 1867

Garibaldi paraît décidé à faire son expédition. On soutient qu'au lieu de chercher à traverser de vive force les lignes italiennes, il s'introduirait subrepticement à Viterbe, provoquerait une insurrection et se dirigerait sur Rome, dont la garnison ferait, en majeure partie, défection. Cette entreprise a-t-elle quelque chance de succès ? M. de Sartiges, que j'ai vu hier soir, est convaincu que non. Mais il ne saurait y avoir inconvénient à arrêter des résolutions en vue de ces éventualités.
Tout est suspect dans cette malheureuse affaire. Garibaldi n'a-t-il personne derrière lui ? N'a-t-il pas reçu de l'argent de M. de Bismarck ? Cette question de Rome n'est-elle pas destinée, comme en 1866 la Vénétie, à devenir le motif d'une alliance offensive et défensive entre la Prusse et l'Italie ? Cette alliance n'est-elle pas en voie de formation, dans l'hypothèse de conflits ultérieurs ? Toutes ces circonstances me préoccupent, mais ne sauraient, à mes yeux, modifier la conduite à tenir. Si Garibaldi envahit Viterbe et marche sur Rome, nous devons envoyer immédiatement 40 000 hommes à Civita-Vecchia, poursuivre et expulser Garibaldi, offrir au pape de rentrer à Rome, si par hasard il l'avait déjà quittée, puis ramener notre corps d'armée, et l'insuffisance de la convention du 15 septembre ainsi constatée, offrir aux différentes puissances européennes la constitution d'une garantie collective. Cette attitude me paraît la seule conforme à notre dignité et à nos intérêts. Ne rien faire nous donnerait une apparence de complicité et renouvellerait toutes les accusations dirigées contre nous à propos des Marches et de l'Ombrie. Ce serait pour des élections plus ou moins prochaines une cause assez sérieuse d'affaiblissement. D'ailleurs, les temps actuels veulent que nous fassions énergiquement respecter la foi des traités, et une conduite résolue est plus propre à empêcher des alliances regrettables que les apparences de l'irrésolution.
Les Italiens nous demandent ce qu'ils doivent faire, et s'ils doivent poursuivre Garibaldi au delà de la frontière ; leur présence à Viterbe, si nous nous étions réservé l'occupation de Civita-Vecchia et de Rome, ne me paraîtrait pas un inconvénient, en ce sens qu'elle prouverait une communauté de vues. Mais alors les limites de l'occupation et la nécessité d'une évacuation simultanée devraient être nettement convenues par un échange de notes.
Si l'Empereur donnait son adhésion aux idées que je me permets de lui soumettre, , d'accord avec MM. de La Valette et Vuitry, il y aurait urgence : 1° à réunir à Toulon les bâtiments nécessaires ; 2° à diriger quelques régiments et des forces combinées de Lyon sur Toulon.
De nouveaux incidents se sont produits hier dans l'affaire du Crédit mobilier. MM. Pereire rencontrent des hésitations de la part de leurs administrateurs à s'engager vis-à-vis de la Banque ; ils sont eux-mêmes peu disposés à s'obliger, et veulent tantôt donner leur démission, tantôt rester à la tête de leurs affaires. Par suite, ils rêvent les combinaisons les plus illusoires et les concours les plus impossibles. On ne saurait être dupe désormais de tous ces mirages qui les ont abusés ; il faut en finir de cette crise, résolûment et le plus tôt possible. Le mal est énorme : ces affaires succombent sous des exigibilités tout à fait hors de proportion avec les ressources disponibles. Aucun allègement ne peut être espéré, si ce n'est celui consenti par la Banque ; il faut donc que MM. Pereire se mettent en mesure pour l'obtenir et laissent la place à d'autres individualités ne soulevant pas d'hostilités violentes. Ces Messieurs auront peut-être recours à Votre Majesté ; je la supplie de les décourager nettement, car, si d'ici à huit jours ils ne résignent pas, ils vont droit à la faillite. Je ne sais même si aujourd'hui, quoi qu'on fasse, on pourra l'éviter.
C'est vraiment quelque chose d'inouï que de voir les administrateurs de ces sociétés disposés à se laver les mains de désastres qui menacent cette masse d'actionnaires. Ils se figurent tout simplement pouvoir rester riches au milieu des ruines qui les entoureraient. C'est certainement la plus folle des illusions : il faut qu'ils demeurent bien convaincus, car c'est une chose juste et morale, que leur fortune et leur honneur sont pleinement engagés dans ces malheureuses entreprises.
Je fais mes excuses à Votre Majesté de cette missive démesurée, mais ce sont, à proprement parler, deux missives dans une seule.
Daignez, Sire, agréer l'assurance de mon profond respect et de mon entier dévouement

E. Rouher

P.S. J'enverrai sous très-peu de jours à l'Empereur une note relative aux élections. L'Empereur ne croit-il pas utile que le maréchal Niel ait un intérimaire au moins désigné, sinon officiel ? Il n'est pas inutile de se prémunir contre les incidents les plus invraisemblables.
La polémique relative au maréchal Bazaine me paraît très-regrettable ; elle maintient dans le débat public, fort inutilement, l'affaire du Mexique. Le maréchal ne paraît pas s'en soucier, ou mieux il va demander de l'appui à des journaux de l'opposition. L'Empereur ne croirait-il pas convenable que le Gouvernement doive intervenir officiellement dans ce débat ? Le maréchal Bazaine pourrait adresser au Ministre de la guerre un rapport officiel sur l'expédition du Mexique ; ce rapport serait mis sous les yeux de l'Empereur par le Ministre ; il serait approuvé et inséré au Moniteur. Si on ne fait rien, le maréchal Bazaine et le Gouvernement continueront à être attaqués sans se défendre. Cette inertie a des inconvénients.
L'Empereur a-t-il pris connaissance de l'article du prince Napoléon sur l'Allemagne inséré dans Le Siècle ?

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dernière modification : 26 décembre 2019
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