Cerçay, le 15 octobre 1867
Note pour l'Empereur de M. Rouher

Le choix d'un Ministre de l'Intérieur est, en tout temps, chose difficile et importante ; mais, dans les circonstances actuelles, cette désignation a une importance exceptionnelle. En effet, le nouveau Ministre sera appelé à participer activement aux débats du Corps législatif ; il devra organiser la défense du Gouvernement en face du nouveau régime de la presse ; enfin il devra diriger les élections générales pour le renouvellement du Corps législatif.
Des tâches multiples exigent des aptitudes très-diverses.
Le nouveau ministre devra joindre à une grande prestesse et à une grande dextérité de parole un sentiment très-éclairé de la politique intérieure, pour déterminer les voies dans lesquelles doit être dirigée la presse officieuse et pour faire à propos dans la presse opposante les rectifications et les communiqués nécessaires. Cette partie de ces attributions exigera la plus vigilante attention et le labeur le plus continu. Enfin, dans cet art si difficile du maniement des hommes, qu'il est nécessaire de posséder dans ce département, il devra déployer une grande fermeté, soit pour éliminer de l'administration préfectorale les incapables et les insuffisants et les remplacer par des hommes intelligents et sérieux, soit pour éloigner de l'urne électorale les prétentions illusionnées, parasites et exigeantes, et ne la rendre accessible qu'aux aptitudes et aux influences réelles qui existent dans chaque département.
En présence d'un programme dont l'accomplissement est si difficile, il est essentiel, dans les appréciations soumises à Votre Majesté, de se dépouiller de tout sentiment d'exclusivisme, de toute idée de préférence, de tout esprit de coterie. Autant il paraît nécessaire de conserver au Ministère sa cohésion et son homogénéité en n'appelant pas dans son sein des éléments dissolvants ou contradictoires, autant il est convenable de chercher au besoin la force dans la conciliation et dans la fusion de certaines nuances, surtout si l'on peut obtenir ainsi un Ministre qui ait déjà de la surface et de l'autorité. Le poste de l'intérieur est, en effet, bien redoutable pour un débutant.
C'est dans ces pensées transactionnelles que j'ai fait une nouvelle lecture de tous les noms que contiennent les listes des grands Corps de l'Etat et des hauts fonctionnaires de l'Administration ou de la Justice. Je vais donc passer en revue tous les personnages qui m'ont paru plausibles, et dire à Votre Majesté ce que je pense de chacun.

Premiers Présidents et Procureurs généraux.
Parmi ces magistrats, la plupart ont suivi une carrière exclusivement judiciaire et ont concentré leur esprit sur l'étude du droit. Arrivés à l'âge mûr, ils pourraient très-difficilement se plier aux nécessités d'une carrière nouvelle, et y apporter les aptitudes nécessaires. Un seul d'entre eux me paraît avoir révélé des prétentions ou un esprit politique : c'est M. Millevoye, procureur général à Rouen. Il est observateur délié et perspicace, juge bien les événements et les hommes. On lui reproche des défauts de caractère, notamment de la duplicité. Ces imputations l'ont exposé à des inimitiés ardentes. Où est la vérité ? Je ne saurais le dire avec précision.

Préfets.
L'Empereur a écarté les candidatures de Préfets, par cette considération principale que le Préfet de la Seine éprouverait une vive blessure d'amour-propre de voir placer à la tête du Ministère de l'intérieur, l'aministrateur d'un des autres départements de France.
Mais, avant de souscrire à cette objection, il faut se demander si la candidature de M. Haussmann ne doit pas être accueillie.
Inutile de chercher à apprécier la valeur de ce haut fonctionnaire ; Votre Majesté le connaît mieux que moi. Il a tout en grand, les qualités et les défauts ; mais, en definitive il a une incontestable supériorité et saura très-bien se défendre à la tribune. Ce choix me paraîtrait donc logique, mais sous deux conditions que je précise : 1° acceptera-t-il le programme arrêté il y a quelques jours par Votre Majesté à Biarritz ? 2° renoncera-t-il à l'administration du département de la Seine, sauf à placer cette fonction entre les mains d'un homme qui aura sa confiance ? Que l'Empereur ne perde pas de vue que, pour placer le département de la Seine dans des attributions ministérielles, une loi serait nécessaire. Or, une législation provoquée dans l'intérêt d'une individualité aurait de bien faibles chances de succès.
Si, par des considérations faciles à comprendre, le préfet de la Seine se décidait à conserver sa position, Votre Majesté serait affranchie de toute préoccupation dans l'examen des candidatures d'autres Préfets. Alors se présenteraient à l'esprit trois noms : MM. Piétri, Leroy et Chevreau.
L'Empereur le sait mieux que moi, le Préfet de police actuel est un homme probe, intelligent, dévoué : c'est un fidèle dans toute l'acception du mot. Il apporterait à l'Administration de l'intérieur toute l'attention laborieuse, toute l'expérience nécessaire. Le seul scrupule que j'éprouve à l'égard de ce choix, et qu'il appartient au candidat de confirmer ou de faire disparaître, est de savoir s'il pourrait affronter les polémiques de la tribune.
M. le baron Leroy a toute la surface extérieure, toute l'autorité administrative que l'on doit rechercher chez un Ministre de l'intérieur, et il est même doué d'une facilité d'élocution et d'une dextérité de parole qui feraient de lui ce que les Anglais appellent un bon "debater".
Mais on lui reproche de la mollesse de caractère et une sorte de scepticisme politique. Ce double reproche est-il bien fondé ? Je ne connais M. Leroy que par des relations à larges intermittences ; c'est évidemment un caractère arrondi, sans angles, qui n'a jamais dû donner à son dévouement des formes exaltées et bruyantes. Mais enfin voilà de longues années qu'il administre la Seine-Inférieure ; il a été constamment en face d'un double écueil : les passions socialistes de classes ouvrières agglomérées, les ardeurs protectionnistes d'industriels aveugles et avides, et il y a maintenu l'influence gouvernementale à une grande hauteur . Dans une fonction où les plus capables s'usent rapidement, il n'a fait que se fortifier graduellement. Ne sont-ce pas là des garanties sérieuses ?
M. Chevreau a prononcé, dans plusieurs circonstances, des discours remarquables, même au point de vue politique. On peut en induire la juste espérance d'une réelle aptitude aux luttes parlementaires. Mais est-ce tout ? Pour les rudes labeurs et la vigilance continue qu'imposera la surveillance de la presse notamment, M. Chevreau sera-t-il suffisamment appliqué ? Esprit facile, en relation, à Paris, avec les camps les plus opposés, il subit volontiers tous les entraînements ; l'odor della feminita le fait volontiers dévoyer , et son administration est souvent une série d'alternatives, de négligences, de soubresauts, d'élans et d'indifférence. A Lyon, à travers des qualités aimables, et des formes gracieuses, il a laissé deviner son inconsistance de conduite et de direction, et je le crois déjà aussi impuissant qu'il l'était devenu à Nantes, lorsqu'il l'a quitté.

Conseil d'Etat.
Portons maintenant nos investigations sur les personnels des grands Corps de l'Etat.
Je ne vois, dans le Conseil d'Etat, que les noms suivants qui puissent être prononcés :
MM. Vuitry, De Parieu, Duvergier, De Lavernay, Riché, Genteur, Pinard, Jolibois.
Le premier n'accepterait ce changement qu'avec le plus vif déplaisir ; il n'y a aucune raison de le lui proposer.
Le second n'a, à aucun degré, les conditions de caractère voulues pour ces fonctions..
Le troisième est arrivé à l'âge de soixante et quatorze ans ; il ne saurait entreprendre une pareille carrière.
M. de Lavernay a pour lui la capacité, le talent oratoire, l'amour du travail ; il déploierait dans ce poste une incontestable activité. On ne peut que lui reprocher des arêtes un peu anguleuses et une voix glapissante, qui impressionne défavorablement.
M. Riché est un orateur distingué. C'est un esprit philosophique, ingénieux et fécond ; mais sa tendance est beaucoup plus à l'étude qu'à l'action ; il est naturellement indécis, un peu rêveur. Physiquement, il est atteint d'une maladie d'estomac qui se traduit par des appétits désordonnés et pourrrait lui enlever l'activité continue que comportent des fonctions ministérielles.
M. Genteur, qui avait remarquablement débuté à la Chambre, a encore eu quelques succès, notamment au Sénat.
Cependant il faut reconnaître qu'il n'a pas réalisé toutes les espérances que ses débuts avaient fait concevoir. Orateur distingué, sachant bien son dossier, il reste volontiers superficiel, est parfois peu lucide, n'a pas le tact très-exercé et quitte la tribune sans avoir déterminé les convictions. Il a d'ailleurs, il faut le reconnaître, été attelé à une assez rude besogne, la défense de la ville de Paris, et n'a rencontré aucun concours utile dans son auxiliaire, M. Blanche. Si on interroge le caractère, les allures n'en sont pas nettes ; il s'y révèle de l'agitation, du mouvement dans des directions alternativement opposées, qui sont les signes d'un défaut de résolution et de fermeté.
M. Pinard, dont les origines sont toutes judiciaires, a la réputation d'un magistrat orateur au Palais. Il a déjà fait ses preuves d'une manière remarquable au Conseil d'Etat. Les occasions lui ont manqué jusqu'ici au Corps législatif ; rapporteur de la loi sur la presse il aura bientôt l'occasion de donner la mesure de toute sa puissance oratoire. Faut-il escompter ce succès et confier à M. Pinard le département de l'intérieur ? Au point de vue de la tribune, je n'hésiterais pas à proposer ce choix ; mais la question est-elle uniquement en ce point ? Plus j'y ai réfléchi, plus mon esprit s'est trouvé placé sous l'empire d'une double préoccupation : d'une part, lancer un homme jeune encore dans une administration, dans un personnel, dans des travaux qui lui sont, à l'heure actuelle, complètement inconnus ; l'exposer au sourd antagonisme que fera naître inévitablement son origine judiciaire dans l'esprit de la plupart des préfets ; l'engager au premier rang et sous peu de jours dans une session difficile, avant que son autorité morale se soit assise et développée, n'est-ce pas plutôt l'immoler que le servir ?
D'autre part, ceux que l'on supposera avoir été consultés sur ce choix important ne seront-ils pas accusés d'avoir cherché, au milieu du Conseil d'Etat, un homme placé sous leur action, encore inexpérimenté, plus facile à subir leur influence ? Les critiques, qui ne peuvent comprendre que la passion de bien servir celui auquel on est dévoué soit une passion exclusive et dégagée de tout esprit de domination, ne diront-ils pas que M. Pinard n'a été pris que comme un prête-nom à l'aide duquel on exerce inostensiblement le pouvoir ? cette appréciation, on la fera avec d'autant plus d'empressement qu'en éveillant des susceptibilités on espérera produire des dissolvants.
Maintenant si je crois qu'il y a de l'aventure et du hasard dans le choix de M. Pinard, si je pense qu'à l'Intérieur, moins que dans tout autre département ministériel, de pareilles chances doivent êtres courues, je ne méconnais, à aucun degré, la valeur du candidat et la possibilité de la réussite. Je suis même convaincu que, suivant une voie moins scabreuse, plus graduée, se tenant éloigné de l'administration, à laquelle on le dit généralement peu propre, il pourra rapidement prendre une grande place au Conseil d'Etat, et de là dans la politique.
M. Jolibois est encore trop nouveau au Conseil d'Etat et au Corps législatif pour qu'il puisse être justement apprécié. Son début a été presque un triomphe, mais l'affaire de Toulouse, qu'il a traitée, était secondaire. Un certain est nécessaire pour juger ce qu'il deviendra comme conduite et comme talent.

Corps législatif
Prendre le nouveau ministre de l'intérieur dans le sein du Corps législatif serait donner une satisfaction véritable à ce pouvoir, à la condition toutefois de s'adresser à un membre éprouvé de la majorité. La satisfaction serait d'ailleurs plutôt extérieure et politique qu'effective, car, dans ce foyer d'ambitions contradictoires et voilées, le choix de tel député ameuterait bien vite contre lui tous les ambitieux déçus dans leurs secrètes espérances et qui formulent assez ordinairement ainsi leur programme : "Moi, ou personne d'entre nous."
J'ajoute que, sur ce terrain de contrôle réciproque, les nuances politqiues prennent immédiatement de grosses proportions, et deviennent des causes de cohésion ou de désagrégation dans le sein de la majorité.
Ces observations faites, voici, par ordre alphabétique, la liste de tous les noms qui, à un degré plus ou moins marqué, peuvent attirer l'attention de l'Empereur :
MM. de Beauverger, de Benoist, Buffet, Busson-Billault, Baron J. David, Du Miral, Gressier, Alfred Le Roux, Mathieu, Ollivier, Segris, de Talhouët.
En pesant avec impartialité chacun de ces noms, et par des causes diverses, je suis disposé à ne considérer comme arrivés à un certain degré de maturité, au point de vue exclusif de la capacité, que les candidatures de MM. Buffet, Alfred Le Roux, Ollivier et Segris.
M. Buffet est un esprit doctrinaire et cependant toujours indécis, qui ne se donnera jamais tout entier, qui se présentera dans une combinaison ministérielle, comme M. Ollivier, avec des conditions et un programme sur les choses et sur les personnes. Le premier article de ce programme serait actuellement le retrait de la loi sur l'armée. Nous n'en sommes point que je sache, à ce degré du régime parlementaire, et je ne crois pas l'Empereur disposé à passer ainsi sous les fourches caudines.
M. Alfred Le Roux a été fréquemment l'objet de conversations entre Sa Majesté et moi. Nous avons souvent pesé ses qualités et ses défauts ; inutile de les retracer. Il serait certainement bien accueilli de la majorité, qui verrait en lui une garantie de candidature officielle pour la plupart de ses membres.
M. Emile Ollivier a plus d'élan que M. Buffet, il se donnerait avec plus d'empressement ; mais quelles péripéties ne subirait pas ensuite cette nature versatile, dont la générosité est gâtée par une malheureuse infatuation et que tant de relations interlopes unissent avec des nuances politiques, trè-hostiles et très-avancées ?
Je suis d'ailleurs mal posé pour apprécier cette candidature. Loin de suivre l'indication que je lui avais donnée, avec l'autorisation de l'Empereur, de se mettre en bonnes relations avec la majorité par une franche explication, M. Emile Ollivier a plus que jamais épousé les hostilités de M. Walewski contre moi ; il m'a pris pour objectif personnel à la Chambre, pendant que l'ancien président du Corps législatif a organisé mon éreintement systématique et quotidien dans une feuille publique : Je sais bien que ce sont là des feux de paille qu'éteindraient facilement quelques satisfactions ; mais, quant à présent, les choses en sont à ce point que les questions de personnes sont devenues des questions de direction de la politique, et révèlent dès lors exclusivement du sentiment intime de l'Empereur.
Quant à M. Segris, sa nomination plairait peu à la majorité ; mais ce sentiment s'effacerait assez vite. Ce député a du talent de parole, il riposte avec vigueur ; seulement, ne serait-il pas très-irrésolu dans la conduite des affaires publiques ? On le pense généralement.
Je m'aperçois que j'ai omis de désigner M. Latour du Moulin. Je prie l'Empereur de croire que cette omission n'était pas le résultat de la jalousie ; mais je confesse que ce travail a l'intention d'être sérieux.

Sénat.
Entrons, efin, dans le cénacle des anciens et voyons si nous serons assez heureux pour y trouver un homme.
La composition du Sénat présente une pléiade d'anciens ministres soit de l'Intérieur, soit d'autres département civils, et, en dehors, à peine deux ou trois individualités investies d'une certaine notoriété, au point de vue ministériel.
les anciens ministres sont MM. Ferdinand Barrot, Bonjean, Boudet, Casabianca, de Chasseloup-Laubat, Delangle, Drouyn de Lhuys, Dumas, de la Hitte, Lefèvre-Duruflé, Magne, de Maupas, de Padoue, de Persigny, Rouland, de Royer, Walewski.
En dehors, je ne crois pouvoir citer que MM. de la Guéronnière, Devienne et Vuillefroy.
Si je ne me trompe, parmi les anciens ministres dont j'ai évoqué les noms, quatre seulement peuvent arrêter l'attention de l'Empereur : ce sont MM. de Persigny, Walewski, de Royer et Magne. La nomination de l'un des deux premiers ne saurait s'expliquer que par un changement de vues politiques. En tout cas, elle introduirait dans la composition du ministère d'inévitables éléments de trouble et de dissolution.
Le choix de M. de Royer n'aurait aucun de ces inconvénients. Le premier président de la Cour des comptes est entièrement dévoué ; il a le talent nécessaire pour discuter et se bien défendre. Mais il a le travail très-lent, le caractère extrêmement méticuleux, et je craindrais qu'il ne fût bien vite débordé par ce travail quotidien de l'Intérieur, qui ne saurait être par sa nature renvoyé au lendemain.
M. Magne aurait toutes mes préférences. Parole calme, claire, limpide, souvent ingénieuse ; jugement d'une grande sûreté ; esprit plein de modération, conservateur libéral avec prudence, il remplirait son rôle avec l'autorité que donne toujours une longue carrière politique. Appartenant par ses affections à un autre groupe que celui qui est aux affaires, il introduirait dans le Conseil quelques idées différentes ; il imposerait quelque réserve à certaines hostilités ardentes ; enfin il offrirait à 'Empereur des garanties nouvelles d'exactitude, de vérité, de contrôle pour l'exercice de la haute direction et du gouvernement du Chef de l'Etat. On lui reprochera peut-être un peu de faiblesse de caractère et un peu de népotisme. Je ne redouterais le premier reproche que si nous étions en face d'une émeute ; mais alors la question deviendrait militaire. Quant aux tendances à un népotisme un peu exagéré, je crois la matière épuisée et par conséquent les occasions rares pour l'avenir.
A l'égard des autres sénateurs dont j'ai prononcé les noms, voici mon sentiment. M. de la Guéronnière ne me paraît pas avoir les conditions voulues pour être Ministre de l'Intérieur. Il aurait avec la presse des camaraderies périlleuses ; il espérerait en conjurer les ardeurs, mais, d'une part, il n'y réussirait pas, et, de l'autre, il ferait à cette espérance les plus dangereux sacrifices. Cependant, depuis quinze jours, cette candidature a été favorablement signalée par plusieurs personnes ; M. de la Guéronnière l'a prise au sérieux, la nomination d'un autre personnage sera pour lui une déception, et, à la longue, cette déception pourrait bien rendre le journal La France peu sympathique. Nous ne sommes pas riches en défenseurs officieux, nous avons intérêt à ne pas nous exposer à les perdre ; nous sommes dès lors amenés à ces compositions transactionnelles qui sont souvent la condition d'existence des gouvernements parlementaires. Il me semblerait donc utile de créer une position à M. de la Guéronnière, et, comme sa fortune est en désordre, il serait peut-être bon de l'envoyer à l'étranger. Ne serait-il pas un utile remplaçant de M. de Malaret, avec la perspective plus ou moins éloignée de la conversion de la légation en ambassade ? Puisque je touche incidemment à la question de notre représentation à l'étranger, qu'il me soit permis de laisser la parenthèse un peu plus longtemps ouverte et de rappeler à l'Empereur certaines considérations que j'ai déjà eu l'honneur de lui soumettre.
Rien n'est plus regrettable que de laisser à Paris, inoccupées, de grandes individualités politiques auxquelles l'Empereur a cru devoir, au moins pour un temps, retirer leurs hautes fonctions.
Excités par des influences extérieures, ou cédant à une pente assez naturelle du caractère, ces hommes, désireux de rentrer aux affaires, se répandent en propos acerbes, en critiques amères, nouent ou laissent se nouer autour d'eux les plus étranges coalitons, entretiennent ainsi le trouble et l'incertitude dans les rangs de l'Administration, non sans dommage réel pour l'autorité du Chef de l'Etat. Ces accusations de défaut de caractère, d'absence d'énergie, et d'unité proviennent, en grande partie, d'espérances incessamment déçues, d'un changement et dans les personnes et dans les idées. Ce n'est même que par ces espérances que peuvent être soutenues des relations avec des journaux de toutes couleurs et des personnages qui n'ont aucune nuance, parce qu'ils les ont toutes. Tout cela ne produit que de l'indécision, du malaise et de l'inquiétude.
J'ajoute que de hautes fonctions diplomatiques seraient pour les hommes éminents auxquels je fais allusion une sauvegarde contre eux-mêmes, car ils atténuent par leurs agitations actuelles et les solidarités qu'ils contractent, l'utilité des services qu'ils pourront rendre à un jour donné. Aussi bien notre représentation diplomatique est des plus faibles, à Rome, à Saint-Pétersbourg, à Madrid. Lui donner une vitalité plus grande, une action plus marquée en face des complications européennes actuelles serait faire un acte vraiment utile.
Je ne veux citer qu'un exemple de cette action dissolvante sur laquelle j'ai eu récemment l'occasion d'être renseigné. Il frappera l'Empereur par la gravité des inconvénients, je dirai presque des périls qui pourraient en être la conséquence. Il y a en réalité à Paris deux ministres de la guerre, l'un rue Saint-Dominique, l'autre au Louvre ; l'un qui agit et travaille, l'autre qui blâme et désorganise. Les officiers supérieurs cherchent incessamment entre ces deux influences laquelle est la plus puissante pour leur avancement. Tous les mécontentements aboutissent au Louvre, et là, la formule stréréotypée pour démolir une candidature de la rue Saint-Dominique est celle-ci : "Officier non dévoué, orléaniste, etc..." Combien d'erreurs, de dépits, d'irritations, d'indiscipline peuvent enfanter les indications de cette petite église dont le grand prêtre annonce incessamment son avènement !
Que l'Empereur porte son attention sur toutes ces choses ; elles n'ont de secondaire que l'apparence. C'est surtout pour la discipline intérieure que les gouvernements se maintiennent et se fortifient. C'est une illusion que d'espérer apaiser ou réconcilier ses adversaires ; mais c'est être certain de les vaincre que de créer énergiquement la convergence des forces gouvernementales.
M. Devienne est doué d'une certaine austérité de caractère ; il a de la fermeté, de l'énergie. Mais sa santé est ébranlée, l'âge commence à se faire sentir, et je ne sais s'il n'est pas un peu tard pour faire entrer cet homme, d'ailleurs éminent, dans une carrière nouvelle.
M. Vuillefroy se trouve un peu dans les mêmes conditions. C'est un homme de caractère, il a l'esprit restiligne et impétueux et ne manque jamais d'énergie. Mais il est atteint d'une maladie assez grave et que des travaux sérieux empireraient très-vite ; aussi je doute même qu'il voulût en entreprendre la tâche.
Je résume cette note tout simplement par une liste des candidats qui rappelle l'ordre de mes préférences.
1° M. Magne , 2° M. Haussmann, 3° M. Piétri, 4° M. Leroy, 5° M. de Royer, 6° M. Alfred Le Roux, 7° M. Pinard
Je maintiens d'ailleurs les conditions et les réserves que j'ai formulées à l'égard de MM. Haussmann et Piétri.

Signé : Rouher

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dernière modification : 26 décembre 2019
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