20 mai 1866
Lettre de E. Caro au sujet de "La Vie de César"

Sire,

J'ai pensé que le plus sérieux hommage à une oeuvre aussi considérable que celle dont Votre Majesté m'a fait présent, c'était d'y consacrer quelques jours de lecture continue et méditée, et que je serais facilement excusé du retard mis à mon remercîment, si ce retard avait pour motif unique le désir de faire une connaissance approfondie avec ce grand et beau travail. Je viens d'en achever la lecture et je m'empresse de remercier Votre Majesté du grave et noble plaisir que je Lui ai dû.
Il me serait impossible (et pour cause, n'étant pas militaire) d'apprécier à sa juste valeur cette vaste exposition de la Guerre des Gaules d'après les Commentaires, qui remplit tout le troisième livre. Cependant, sans être du métier, on peut sentir, comme d'instinct, ce qu'il a fallu de persévérance et de sagacité pour arriver à ce résultat de reconstruction historique, si fortement liée dans les détails, si logique et si vraisemblable dans l'ensemble. On devine qu'il y a là, sur les points principaux, un établissement définitif qui portera le nom de l'historien, et que les parties les plus obscures de cette grande épopée militaire, depuis la campagne contre les Helvètes jusqu'à la prise d'Alesia, sont devenues sous votre plume, aidée du compas, une véritable étude de précision.
On admire l'art avec lequel, dans le quatrième livre, l'auteur présente dans un double tableau, et comme dans un parallèle continu, les événements militaires par lesquels grandissent au dehors, et l'idée romaine, et César, qui la représente, et d'autre part ces troubles sans cesse renaissants, dans lesquels se consument les tristes restes de la liberté. Il y a là une impression générale, habilement ménagée, et d'un effet presque irrésistible. La conclusion implicite de cette double et parallèle exposition éclate dans ce rapprochement significatif : "A Rome, la vénalité et l'anarchie ; à l'armée, le dévouement et la gloire. Alors, comme à de certaines époques de notre révolution, on peut dire que l'honneur national s'était réfugié sous les drapeaux."
Et quand approche l'heure décisive, quand le dénouement s'entrevoit déjà, on y est comme préparé et secrètement incliné par cet habile contraste, si bien soutenu, entre les grandeurs militaires, où Rome revit tout entière, et l'anarchie intérieure, où elle se dévore et, ce qui est plus triste, où elle s'avilit.
Jamais le caractère de Pompée n'avait été retracé en traits plus énergiques et plus simples que là où l'historien, se plaçant dans l'hypothèse d'une victoire pompéienne, représente ce triste et faux grand homme, faible comme tous les vaniteux, instrument d'une aristocratie corrompue, cruel et vindicatif, pire que Sylla, s'il eût triomphé. César ne pouvait espérer une apologie plus habile, mieux disposée pour entraîner les esprits ; et votre illustre client, Sire, doit vous savoir un gré infini, du fond de son immortalité.
En dépit de quelques analogies extérieures, plus on examine avec attention la peinture si précise que vous nous donnez de cette époque, plus on se rassure, Sire, en comparant ces temps violents et dépravés avec les nôtres.
L'impression qu'on retire de ce livre, à mesure qu'on l'étudie plus à fond, c'est un sentiment de patriotisme énergique et délicat (car on a une patrie dans le temps comme dans l'espace) qui nous porte, au nom de notre siècle, à répudier tout rapprochement entre la société romaine et la nôtre. De pareils rapprochement ne sont justes ni pour les peuples ni pour les gouvernements modernes, et la conscience historique les condamne comme le sentiment moral les flétrit. L'auteur de l'Histoire de César me paraît expliquer à merveille comment la société romaine a péri en perdant le sens de la justice et du droit, et j'ai recueilli un beau trait, jeté en passant dans ce livre, parmi beaucoup d'autres : "Rien n'indique davantage la décadence d'une société, que la loi devenant machine de guerre à l'usage des différents partis, au lieu de rester l'expression sincère des besoins généraux." Que cela est juste et bien observé ! La société romaine était une démocratie matérialiste. La nôtre est une démocratie que spiritualisent la conscience du droit, l'amour d'une juste liberté, l'influence légitime de l'opinion, la plus tendre affection pour le peuple, l'espoir viril et fier du progrès, au lieu de ce sentiment de la décadence universelle qui dégradait l'âme des sociétés païennes, l'idée chrétienne enfin, qui est comme le principe intérieur et secret de ces grandes choses et qui empêchera à tout jamais le retour de ces corruptions antiques. Oui, nous valons mieux que les Romains et nous avons mérité mieux que des Césars.
Que Votre Majesté daigne me pardonner la longueur inaccoutumée de ce remercîment et agréer l'hommage respectueux de son très-humble serviteur et sujet.

E Caro
Professeur à la Faculté des lettres de Paris

retour sur "documents Louis-Napoléon-Bonaparte"



 

dernière modification : 26 décembre 2019
règles de confidentialité