Paris, le 25 novembre 1865
Lettre de M. Magne à l'Empereur

Sire,

Je sais que dans les discussions de la nature de celle qui, jeudi dernier, a divisé le Conseil privé, on peut facilement supposer aux uns le désir des distinctions et aux autres la recherche de la popularité, et jeter ainsi du doute sur la sincérité des opinions.
Un mot que j'ai entendu, et auquel je n'ai pas d'abord assez pris garde, m'oblige, en ce qui me concerne, à protester énergiquement contre toute supposition semblable.
Parti du plus bas, arrivé au plus haut de l'échelle, par le travail, la conduite et l'inépuisable bienveillance de Votre Majesté, je n'éprouve absolument aucun besoin de distinctions nouvelles. Votre Majesté, qui depuis quinze ans me voit à l'oeuvre, peut me rendre cette justice que personne, dans son gouvernement, ne fuit plus que moi le bruit, l'éclat, les intrigues, les réclames de toute espèce. Je me contente de servir de mon mieux et, je le déclare, un mot de satisfaction de Votre Majesté est, à mes yeux, la plus haute des récompenses, celle qui m'a toujours fait le plus de joie. Je puis transmettre à mes enfants plusieurs lettres de Votre Majesté, qui, pour un plébéien comme moi, ainsi que pour eux, valent mieux que tous les parchemins de noblesse.
En parlant comme je l'ai fait l'autre jour, j'étais donc parfaitement indépendant et libre de toute préoccupation personnelle. je n'étais déterminé que par mon dévouement et par les deux raisons principales que voici :
Le gouvernement de Votre Majesté est un gouvernement monarchique, héréditaire et démocratique. Ces trois principes se sont manifestés avec évidence dans son origine. C'est eux qui ont inspiré le peuple en masse lorsqu'il s'est porté vers l'héritier légitime de Napoléon Ier, de préférence à tout autre. L'idée de monarchie, l'idée d'hérédité, l'idée démocratique sont l'essence et la valeur du gouvernement actuel.
Eh bien ! de là, suivant moi, doiventdériver ses devoirs et ses tendances, car ce n'est qu'en perdant de vue leur origine que les gouvernements ont le plus de chance de s'égarer.
Or, comme monarchie héréditaire, le gouvernement ne doit pas, à l'exemple de Louis-Philippe, s'entourer d'institutions républicaines, dont la nature est d'être viagères. Ce défaut de logique contenait le germe du conflit qui a renversé l'établissement de juillet. Une monarchie héréditaire doit s'entourer, autant que possible, d'institutions participant de son propre caractère, et pouvant survivre, comme elle, à la suite des générations. Une monarchie qui, par son principe, se distingue et s'isole de tout ce qui l'entoure ; qui fait contraste avec toutes les autres institutions du pays ; qui veut avoir pour elle seule le privilège de la durée, peut, à un moment donné, se trouver bien seule et bien faible.
Le gouvernement actuel aurait d'autant plus de tort de se conduire ainsi, que l'institution dont il s'agit existe ; qu'elle est, quoi qu'on en dise, acceptée, et même singulièrement appréciée ; que le gouvernement lui-même la protège et la fait valoir, et qu'en définitive la seule question à résoudre est de savoir s'il doit ou non la faire tourner à son profit.
Comme monarchie démocratique, le gouvernement ne doit pas admettre les privilèges, et il doit, quand il les rencontre, les supprimer.
Or, il existe aujourd'hui, au profit de certaines familles, qui ont servi les anciens gouvernements, un privilège injuste, criant, et d'autant plus intolérable qu'il n'est pas créé par des lois, mais par le fait même du gouvernement actuel. Ce privilège ne peut cesser que de deux manières : ou par l'abolition radicale des titres, comme l'avait fait l'Assemblée constituante : alors l'égalité rentrerait dans les rangs de la société ; ou par une institution qui les rende accessibles à tous, comma avait fait Napoléon Ier, à l'exemple des anciennes monarchies.
Car je prie l'Empereur de vouloir bien remarquer que rien n'est moins démocratique que ce qui existe aujourd'hui. C'est l'aristocratie du passé. Eh bien ! faire cesser cela, ouvrir les rangs, comme on l'a fait pour la Légion d'honneur, à tous les mérites signalés, attacher les titres à certaines fonctions qui supposent de longs services rendus au pays, mais auxquels, par le travail, le courage, le talent, le fils de l'ouvrier sans fortune peut parvenir tout aussi bien que le fils du millionnaire ou du grand seigneur, n'est-ce pas détruire un privilège, n'est-ce pas se placer en pleine démocratie ? j'entends parler de la bonne.
Telles sont les raisons qui ont déterminé mon avis.
Pour ma part, je suis convaincu que si, dans une lettre adressée par l'Empereur au Garde des sceaux, pour lui ordonner de préparer un décret, sa Majesté exposait, avec la hauteur de raison et de style qui la caractérise, les idées si élevées et si justes contenues dans l'exposé de M. de Persigny ; si elle déclarait que son intention est non d'établir, amsi de détruire un privilège ; d'entrer dans la véritable voie de l'égalité, en rendant les titres accessibles à tous ; d'écarter toute idée de faveur personnelle ou de sollicitation en les attachant à certaines fonctions ou à certains grades de la Légion d'honneur qui sont le fruit de services rendus au pays ;
Je suis persuadé, dis-je, qu'un tel passe-port les ferait accepter, parce qu'il existe dans l'opinion un fond de justice et de logique auquel l'Empereur ne s'est jamais adressé en vain.
Le succès serait plus sûr encore, si Sa Majesté commençait par déclarer qu'elle s'est fait rendre compte des travaux du conseil des sceaux ; qu'elle a voulu connaître les résultats des lois nouvelles concernant les titres ; qu'elle s'est convaincue qu'il en résultait un véritable privilège au profit des serviteurs des anciens gouvernements et des anciennes familles ; que ceci est contraire aux principes de l'égalité et ne pouvait entrer dans l'esprit de son gouvernement, que, s'il est juste et patriotique d'honorer les services rendus au pays et d'en transmettre le souvenir, comme exemple et moyen d'émulation, il ne faut pas en faire un privilège au profit du passé, aiinsi en rendre l'accès possible à toutes les classes, etc., etc.
Je suis avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté, le très-humble et très-obéissant serviteur.

P. Magne

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dernière modification : 26 décembre 2019
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