Paris, juin 1858
Lettre du général Espinasse, donnant sa démission de ministre de l'Intérieur

Le général Espinasse qui avait été appelé au ministère de l'Intérieur le 8 février 1858, en remplacement de M. Billault, lors du changement de ministère amené par l'attentat d'Orsini, fut remplacé par M. Delangle le 15 juin suivant.

Sire,

D'après l'ouverture que vous m'avez faite hier, je prends la liberté de vous exposer mes idées sur la situation actuelle. Je le ferai avec la franchise que Votre Majesté permet à mon dévouement, en homme qui n'a pas ambitionné l'honneur d'arriver au ministère, qui est prêt à le quitter sans regret, mais qui ne voudrait pas emporter, en le quittant, le chagrin d'une faute commise par votre gouvernement, d'une sorte de désavoeu qui serait fait par vous de tout ce qui explique et justifie l'avènement de Votre Majesté.
A mes yeux, Sire, la situation de 1851 et celle de 1858 ont bien plus d'analogie qu'on ne le suppose communément : le danger de la société est le même, il vient du même côté ; et je ne crains pas de dire que la permanence même de ce danger est la raison d'être de l'Empire, rétabli par vos mains.
Si, de 1848 à 1851, toutes les institutions sociales n'avaient pas couru un péril tel qu'elles n'en ont jamais couru de plus grand, vous ne seriez qu'un ambitieux vulgaire ayant exploité à son profit quelques troubles passagers. Si le pays a vu et proclamé en vous son sauveur, c'est que ce péril a été immense et de la nature de ceux que six années sont bien insuffisantes à dissiper. La France le sait et la France veut aujourd'hui exactement ce qu'elle a voulu en 1851. Supposer que la France a voulu renouer, en vous appelant au pouvoir, une tradition dynastique interrompue depuis trente-trois ans, c'est lui faire honneur de sentiments politiques que, par malheur, elle n'avait pas. Sans doute le nom de Napoléon avait dans le pays une immense popularité ; mais il était populaire comme symbole de gloire militaire et surtout comme symbole d'ordre. C'est l'ordre que le peuple a cherché en acclamant votre nom ; c'est l'horreur de l'anarchie républicaine qui a été, pour la seconde fois, le sacre de la dynastie napoléonienne.
Et la fermeté de votre conduite a justifié l'espoir du peuple ; l'ordre rétabli, la France a semblé renaître ; une prospérité inouïe, un élan prodigieux dans les affaires ont été, aux yeux du monde, l'éclatante justification du coup d'Etat ; on peut dire que la France a vécu, pendant trois ans, sur cette idée que l'ordre public était désormais garanti par la volonté héroïque de Votre Majesté.
Que ce soit la faute des hommes ou des choses, le relâchement s'est fait ensuite. Dissimulé d'abord par les préoccupations de la guerre, il s'est révélé quand la paix a été conclue. Les partis hostiles ne s'y sont pas trompés, et leur sourde agitation a pu nous avertir qu'ils ne sentaient plus aussi ferme la main qui les avait contenus. Des drapeaux abattus se sont relevés, des oppositions réduites au silence ont pris la parole ; le journalisme est redevenu une arène ouverte aux passions et aux espérances ravivées par les hésitations apparentes du gouvernement. L'attitude prise aux élections générales par la fraction démagogique a été le premier indice grave d'une situation dont l'odieux attentat du 14 janvier n'a pas été un crime isolé, comme quelques-une l'ont prétendu ; ce n'est pas un crime isolé que celui qui est connu, attendu, approuvé par tout un parti et que tout un parti se tient prêt à exploiter, s'il réussit.
En présence de cette féroce tentative et à la vue des coupables espérances qui se fondaient sur elle, la population a eu conscience du danger nouveau qu'elle courait, et un cri général est monté vers vous, Sire, un cri qu'il n'est que juste de traduire par ces mots : "Garantissez-nous encore une fois l'ordre dont nous vous avons fait le représentant et l'arbitre ; puisque le même péril nous menace, soyez ce que vous avez été déjà pour l'écarter de nos têtes !" Votre Majesté a compris ce voeu de la France, et elle y a répondu par la loi de régence, par l'institution du Conseil privé et des grands commandements militaires, par la loi de sûreté générale, enfin, j'ose le dire, par mon avénement au ministère de l'intérieur. Et Votre Majesté était si pénétrée du caractère de la situation telle que je viens de l'indiquer, qu'Elle me faisait l'honneur de m'écrire le 15 février : "Le corps social est rongé par une vermine dont il faut, coûte que coûte se débarrasser. Il y a aussi des préfets qu'il faut renvoyer, malgré leurs protecteurs. Je compte pour cela sur votre zèle ; ne cherchez pas, par une modération hors de saison, à rassurer ceux qui vous ont vu venir au ministère avec effroi. Il faut qu'on vous craigne ; sans cela votre nomination n'aurait pas de raison d'être."
La situation a-t-elle changé et complètement changé depuis le 15 février ? ou bien y a-t-il eu excès dans les mesures de répression dont la pensée avait présidé à mon avénement au ministère ?
Affirmer que, dans un espace de quatre mois, la situation est devenue toute différente de ce qu'elle était ; ce serait affirmer une puérilité que j'écarte, sans hésiter, d'une discussion sérieuse. Une telle assertion serait étrangement téméraire au moment où une réaction notable vers l'orléanisme est signalée à Paris, où un mouvement légitimiste assez considérable s'accomplit sur plusieurs points de la province ; au moment, enfin, où les preuves des menées démagogiques fourmillent entre nos mains ; mais, encore une fois, je ne veux pas m'appesantir sur un point qui ne peut pas soulever le moindre doute, et j'aborde la seconde question que je me suis posée : Y a-t-il eu excès dans les mesures répressives émanées de mon ministère ? Je ne crains pas, Sire, de répondre tout d'abord négativement. Je n'ai pas eu plus de modération qu'il n'en fallait avoir, et cependant j'en ai eu plus que Votre Majesté ne m'en imposait. Dans une conversation familière que vous me permettrez de rappeler, j'ai encouru de votre part ce reproche que les militaires manquaient du courage civil. J'ai réduit à quarante l'état de six cents individus dangereux qui m'étaient signalés pour la seule ville de Paris ; j'ai réduit à deux cent soixante les dix mille arrestations qui étaient d'abord jugées nécessaires dans le reste de l'Empire. Je n'ai pas donné d'avertissement à un seul journal, et, en cela, je n'ai pas même satisfait toutes les exigences de l'opinion publique car le journal Le Siècle, contre lequel s'élevait une réprobation générale, subsiste encore. Qu'il y ait eu dans les arrestations opérées quelques erreurs très-peu nombreuses, je suis loin de le contester ; elles portent sur des individus fort peu dignes d'intérêt ; elles tiennent un peu à la nature des choses, elles tiennent surtout au relâchement que je signalais tout à l'heure à Votre Majesté. Les préfets, livrés à eux-mêmes, vivaient tranquillement sur la foi des dossiers de 1852, sans s'être mis en peine, le moins du monde, des faits nouveaux qui avaient pu se produire. Au point de vue purement administratif ; j'ai fait preuve, permettez-moi de vous le dire, de la même modération ferme et circonspecte ; j'ai imprimé aux services languissants de l'administration centrale l'activité honnête qu'ils doivent avoir ; j'ai supprimé des dépenses inutiles autant qu'immorales, et dont il est honteux de grever le trésor public ; j'ai mis en disponibilité quelques-uns de ces préfets qu'il fallait renvoyer malgré leurs protecteurs ; mais j'ai prouvé à tous que l'on parvenait sans peine jusqu'à moi, et que j'étais accessible à toute réclamation fondée et à toute prétention légitime. Ceux qu'avait pu émouvoir d'abord l'avénement d'un général, se sont convaincus, en l'approchant, qu'ils avaient affaire à un homme qui saurait être ferme au besoin, mais qui serait prudent et bienveillant toujours, et qui donnerait à tous l'exemple du travail persévérant et des déterminations consciencieuses et promptes.
Je vous parle de moi comme je vous parlerais d'un autre, tant je me considère comme désintéressé dans la question que Votre Majesté m'autorise à traiter : non pas que je ne sache l'impression bien fâcheuse pour ma réputation que peut produire mon éloignement des affaires après une aussi courte administration ; mais c'est des intérêts de votre gouvernement que je veux avant tout me préoccuper. Si la situation est exactement la même aujourd'hui que le 7 février ; si je me suis tenu en deçà plutôt qu'au delà des instructions de Votre Majesté dans les mesures répressives qu'elle attendait de moi ; si je suis parvenu à contenir les anarchistes par la seule crainte de mon nom et sans recourir à des sévérités excessives, quelles appréhensions ma présence au ministère peut-elle provoquer aujourd'hui ? Il règne une vague inquiétude, dit-on, et les affaires ne vont pas ; mais les affaires ne vont nulle part, et cela ne surprend personne dans les autres pays ; c'est la suite de la crise commerciale que l'on vient de traverser. Quant à l'inquiétude dont on parle, il faudrait se demander d'abord si elle a une raison d'être, et, dans le cas où rien ne la justifierait, laisser le calme se faire de lui-même dans les esprits. D'ailleurs, si cette inquiétude existe, la cause n'en serait-elle pas tout autre part que dans la personnalité d'un ministre ? Je suis profondément convaincu que la France ne se plaint pas d'être trop doucement ni trop durement gouvernée, et que les alarmes, si elles sont réelles, viennent d'une crainte tout opposée, de la crainte de manquer de gouvernement et d'être livrée à l'anarchie, le jour où une tentative criminelle, que Dieu veuille détourner ! viendrait atteindre Votre Majesté. Ecarter du ministère un homme dans le dévouement et la fermeté duquel les amis de l'ordre mettent leur confiance, est-ce le moyen de calmer cette inquiétude ? Ce ne peut l'être qu'à une condition, Sire, c'est que vous le remplaciez par un homme plus ferme et plus dévoué que lui.
De deux choses l'une : ou Votre Majesté veut modifier son système, démentir ses antécédents, cesser, selon moi, de répondre aux voeux et aux besoins les plus impérieux du pays, et alors, je le reconnais, je ne suis ni ne puis être l'homme d'une pareille mission ; ou bien Votre Majesté veut, avec raison, persévérer dans les principes d'autorité vigilante, qui sont et qui doivent rester la base même de son gouvernement, tout en relâchant, dans une juste mesure, ce qu'une situation exceptionnelle avait nécessairement un peu trop tendu, et, dans ce cas, les rênes ne peuvent être relâchées convenablement que par un homme que l'on sait capable de les resserrer au besoin d'une main vigoureuse. Ecarter cet homme, c'est jeter à l'inquiétude publique un nouvel aliment, c'est la justifier par une apprence de versatilité et de faiblesse, sans contenter le moins du monde ceux qui, au fond, visent au renversement des institutions impériales. Nous ne sommes splus à l'époque où un déplacement de majorité parlementaire provoquait une crise ministérielle. Les changements de personnes sont autrement interprétés aujourd'hui, et celui que Votre Majesté médite ne peut avoir, ce me semble, qu'une interprétation bien contraire à l'esprit de suite qu'on aime à voir dans son gouvernement.
J'ajoute que tout le bien qui reste à faire, toutes les réformes qui sont encore à opérer au département de l'Intérieur, exigent que le ministre chargé de cette délicate mission ne vive pas au jour le jour. Il a besoin non-seulement de votre pleine confiance, mais encore du temps et de la stabilité nécessaires pour vous servir utilement. Notre conversation d'hier me faisant craindre que ma position ne puisse être à tout moment, et surtout en mon absence, mise à la merci de quelques propos malveillants, de quelques appréhensions sans réalité qui arrivent jusqu'à vous, je viens prier Votre Majesté de vouloir bien agréer ma démission.
Je viens de vous parler bien librement, Sire. Je m'assure que Votre Majesté me le pardonnera ; la sincérité de mon langage est égale à l'étendue de mon dévouement et au profond et affectueux respect avec lequel je suis, de Votre Majesté, le fidèle sujet.

Gal Espinasse

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dernière modification : 26 décembre 2019
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